mardi 19 octobre 2021

RADIO BAXTER : La Cérémonie 2



 

      B Britten "Missa Brevis" Kyrie

 Il ne répondit rien et ouvrit la porte de la seconde armoire. Mon cou se tordait, se démanchait. Nous nous retrouvions pliés en deux, face à une mer d’opus. « -Tout est là ! Gesualdo, Monteverdi, Josquin Deprez, Guillaume de Machaut, Nous n’avons rien oublié ! Il tapotait sur les tranches de ses boîtiers élus. Il se retourna vivement et  fit volte-face. - Même ce bon Jean Tapissier a sa place de choix ! Sachez ceci, c’est que je le place au pinacle vous m'entendez ! ; une musique hypnotique, venue dont on ne sait où, oui mon bon monsieur ! Venue d’ailleurs ! Et je pèse mes mots ! »

 Nous étions à présent binocles contre binocles quand le moustachu harponna mes narines avec une haleine de cachalot. J’eus un haut le cœur et dus me retourner pour reprendre mon souffle, me retrouvant par hasard devant les nobles sujets de sa majesté, dont je découvrais les noms voyageurs : Vaughan Williams, Percy Granger, William Purcell, Edward Elgar G F Haendel, John Dowland… J’essayais de rester à bonne distance de cette bouche. Ces dents devaient être complètement cariées, à croire qu’il frôlait lui-même la septicémie. Surpris, il  me toisa et avec un léger sourire,  observa ceci :

 « - Naturellement, lorsque je vois votre mise, j’imagine que vous êtes fasciné par tout ce qui est british, dont une certaine musique en vogue, n’est-ce pas ? » J’avais fermé toutes les écoutilles de sorte que je ne pus rien lui répondre. - Quelques jeunes gens, un peu dans votre style, sont déjà passés chez nous depuis que nous avons ouvert, d’ailleurs pour être franc, nous n’avons vu passer que des gens qui vous ressemblent et tous ont fini par trouver leur bonheur ici ; c’est comme si ils avaient toujours su ce qu’ils venaient chercher chez nous. -Cause toujours ! Il avait beau critiquer mon allure générale, il n’aurait pas non plus dépareillé à la compagnie des épouvantails. Mais il y avait du vrai dans ce que disait « Moufette-qui-tousse ». A cette époque, je lisais, écoutais, mangeais et buvais tout ce qui était marqué du sceau britannique. Je faisais des allers-retours constants au royaume de Gondal, lisais E Brontë, A.C Swinburn, O Wilde, W Blake, T Hardy,  G Byron; je me gavais de pudding, de Lager, de Porter, de Stout ! En résumé, je rêvais, pissais et chiais british.


Comme je m’attardais un peu trop longtemps sur la tranche muroise d’une cassette où j’avais pu seulement distinguer ce nom redondant : Benjamin Britten, il s’en empara, après m’avoir salement bousculé.

 « - Excellent mon p'tit monsieur! C’est une nouveauté, une performance inédite dans l’enregistrement de l'œuvre; autant dire une véritable révolution sonore». Il me pria de passer devant, et pour la première fois, je m’inquiétais. Comment faire marche arrière, bon dieu. Si j’avais été plus observateur, je me serais très vite aperçu qu’on n’était pas chez Bouvier, le plus gros disquaire de la ville, mais chez un fanatique, gardien exclusif des harmonies célestes, et que ce type avec sa moustache de griffon, ses tatanes éculées, son chandail miteux, devait être complètement dingo ! D’ailleurs, depuis que j’étais entré (il me semblait déjà une paye), nul 'autre que moi n’avait franchi la porte de «  L’Auditorium ».

 

                                                                                        B                       Britten Missa Brevis Gloria

Il s’est contenté d’appuyer sur un interrupteur pour faire jaillir une douce lumière bleutée, agréable, qui tamisait une immense pièce vide, seulement meublée d’un système de son kubrickien, dont l’amplificateur, déjà, avait la taille d’une TSF. Il avait allumé son Empire State Building et placé la cassette dans le logement d’une platine minuscule ; il m’avait prié de m’assoir dans un fauteuil confortable en forme d’œuf mollet, laqué de blanc laiteux, dont le fuselage était riveté comme sur les carlingues des avions de chasse, porté par un pied amovible, dont j’aurais, si j’avais osé, pu faire avec un tour complet. Un tabouret dans le même design permettait à l’auditeur d’allonger les jambes pour trouver une position confortable et promettre un authentique voyage vers l’au-delà.

-         Il faut attendre que la lampe chauffe. Une fois qu’elle sera rouge écarlate, l’ampli à lampe donnera toute sa puissance et croyez-moi, dans quelques instants, vous serez transporté dans la cathédrale de Westminster !

           (C'était moins loin que l’au-delà, mais c’était toujours un voyage en Grande Bretagne, patrie chérie.)

-          Je ne peux pas vous assurer que ça me plaira monsieur, je…

-       Ne vous inquiétez pas. Vous n’êtes pas obligé d’acheter ! Je réclame seulement votre concentration la plus grande. J’ai choisi de vous faire entendre une œuvre très brève (moins de dix minutes), d’un compositeur de talent. Saviez-vous qu’il fut anobli par la Reine ? Je sais par expérience, que pour vous, jeunes gens, le temps est vital, pour ne pas dire létal ! Kikikikiki, burlesque !  Hum, hum, veuillez m’excuser !


*

Il s’était retiré derrière son tiroir-caisse en me laissant le livret. Il prétendait que je pouvais entendre la Missa Brevis* tout en prenant connaissance du livret, sans pour autant oublier d’essuyer mes rangers sur un tabouret Jacobsen,  « Yes Sir ! » La lampe chauffait,  je dépliais le livret en accordéon. « L’adoration des bergers », un tableau de Rembrandt, apparaissait en couverture. La lampe rougissait, rougeoyait et la pièce s’éclairait d’une feu prométhéen, dont je pouvais sentir la chaleur monter tout autour de nous, moi avachi dans l’œuf de Jacobsen, l’autre, droit derrière son pupitre à l'affût du moindre frémissement de mon corps chétif. Bientôt un orgue, aussitôt accompagné de voix d’enfants, submergea l’auditorium (je suis resté littéralement gelé dans l’œuf). Ces voix célestes partaient à l’assaut de ma dépouille mortelle. Ces petits garnements-là étaient certainement tous des bébés de Rosemary. Au départ, tout allait tranquillement, les voix d'enfants étaient à l'unisson, mais très vite nous nous trouvâmes transportés au cœur d'une fête foraine, embarqués sur les plus folles attractions. L'orgue, unique instrument accompagnant les voix, avait dû être préparé avec des tenseurs, tant cette musique, parfois à l'arrêt ou tout juste adoptant le rythme du train fantôme, parfois en pleine accélération, prenait de la vitesse, atteignant la force centrifuge que lui imprimait l'organiste. Ce n'était sûrement pas une messe entendue, rabâchée, faite pour ramener les oilles dans le droit chemin, mais un trou dans la glace, où un soleil trop froid tentait désespérément d'arrimer des lambeaux de rayons, la prière intime d’un esprit enfantin, fou et imaginatif, adressée à un Dieu tout puissant et miséricordieux certes, mais également à un ami fidèle, empli d'amour et de compassion. Je ne me cachais pas non plus qu'il y avait certainement quelque chose de démoniaque dans ce qui me parvenait aux oreilles et c'est la raison pour laquelle cette musique avait gagné mon âme, mais aussi, parce qu'elle contenait le Doute. Je ne voyais plus un clergyman, droit comme un piquet, avec des doigts spatulaires courant sur le triple clavier, et avec de longs pieds jouant avec la pédale d'un orgue d'église; c'était plutôt un orgue Hammond, de ceux qui sonnent pendant les matchs de baseball, perché tout en haut de la tribune, ou bien ces orgues des patinoires, meublant avec des arpèges tonitruants, les tiers-temps des rencontres de hockey sur glace. En à peine cinq minutes, je croyais déjà reconnaître, dans l'organiste qui accompagnait tout ces moutards, le vibrato exceptionnel de Ray Manzarek. Considérant que ce type, ce britannique, anobli par une reine, avait fait le grand pont entre notre musique et celle de "Moufette-qui-tousse", je me promettais, à l'instar de ces bergers autour du foyer ardant, de n'adorer plus que l'invention, l'audace, la contradiction et la démesure,  autrement dit : "le Grand Carnaval".

                                             

                                                                                                       B Britten Missa Brevis Sanctus

Je me sentis soudain secoué sans aucun ménagement. J'avais dû, sans m'en rendre compte, bien calé dans l’œuf  de Jacobsen, m'empaffer  sous le coup de l'émotion. "- Roupiller en l'espace de moins de dix minutes, vous battez des records mon garçon ! - La faute à votre fauteuil aussi; on a pas idée d'installer des jeunes gens dans des conditions pareilles ! Mais c’était génial, je vous la prends ! Combien coute t-elle ? - Son prix, heureusement pour vous, n'est sûrement pas à la hauteur de sa grande valeur. C'est seulement 80 francs."

J'emportais mon butin, transformé par l'expérience. Je longeais la baie vitrée du Helder, croisant le regard du serveur érudit qui me souriait. Je retournais souvent chez le Maître de cérémonie, pour écouter, pour échanger sur "Notre musique". Je persévérais inlassablement (avec ses encouragements), avec l’œuvre de Sir Benjamin Britten. Plus tard,  je découvrirais ce diamant brut : "Rejoice in the Lamb", parmi d'autre trésors que je ne répendrai pas ici. Mais jamais, à chaque fois que j'entrais dans l'Auditorium, je n'y ai vu de client, pas un seul, hormis peut-être ce représentant d'un important label, qui était venu fourrer son énorme classeur sous le nez de mon bon maître.

 

Je peux me demander, à présent que j'ai atteint l'âge qu'avait le Maître de Cérémonie à cette époque, qui était vraiment cet homme, d'où venait-il, et quelle était sa mission sur la Terre, sinon celle de nous donner la Musique et faire de nous des individus plus instinctifs, plus émouvants ? Il fut l'un des quelques rares passeurs qui ont jalonné ma route. Combien de temps est-il resté sur la place Anatole France ? Un an, peut-être un peu plus. Après les vacances d'été, je retournais vers les beaux-arts et, descendant du bus dans le petit matin frais d'octobre, je constatais avec tristesse que le local était en vente. Les armoires étaient encore en place mais elles étaient vides; il ne restait sous le pas de porte qu'un tapis de  prospectus et de factures. Peut-être n'avait-il pas eu le courage de nous le dire: qu'il était contraint, faute de clientèle, de nous laisser à notre triste sort, nous autres les enfants perdus. "Et puis, il faut bien que j'en aide d'autres..."

Je retournais dans les sous-pentes de la ville, seul, ou quelques fois en compagnie de mes semblables, longeant le Quais d'Orléans à contre courant du fleuve royal, sous les yeux jaunes des réverbères, piégeant des papillons éphémères par myriades. Baissant les yeux, je pouvais voir au sol, dans des flaques de lumière, des jonchées de papillons crevés. Je les piétinais sans retenue, et me dirigeais vers le pont de fils qui enjambait le fleuve noir.

Donna nobis pacem

                                                                                         B Britten Missa Brevis Agnus Dei



                      

 La version choisie est celle de l'ensemble Treblesome, avec les jeunes solistes Luca Zucchi et Hieu Wilkinson. L'orgue est tenu par Greg Morris. L''ensemble Temple Boy's Choir est sous la direction de Roger Sayer

MISSA BREVIS  en re majeur  op 63. Pour voix d'enfants et orgue

Écrite en 1959 pour les garçons de la cathédrale de Westminster et leur directeur de l'époque, George Malcom, la Missa Brevis est l'une des premières œuvres de Britten sur des textes latins. Comme il ne s'agit pas d'une langue "vivante", on ne peut s'attendre à ce que Britten puisse transposer le latin avec la liberté qu'il a apportée à l'anglais, au français et à l'italien ; au lieu de cela, il utilise ses textes latins comme "matériau phonétique", à la manière de Stravinsky. Cela dit, la petite œuvre est un incontestable chef-d'œuvre qui réussit tant bien que mal à concilier les caractères de cette musique pour enfants avec la bonne observance de la liturgie. 
La formation de George Malcom avait produit un timbre singulier dans le chœur d'enfants, bien différent du ton fade de la tradition « cathédrale ». Ce timbre, qui avait le "tranchant" d'un instrument à vent, a permis à Britten d'utiliser les parties vocales d'une manière instrumentale aussi rafraîchissante que délicieuse. L'œuvre implique une grande organisation des motifs ; par exemple, le Kyrie commence par une inversion de l'intonation du plain chant du Gloria et est un plaidoyer passionné pour la paix. Le Gloria s'inscrit dans un rythme 7/8 vif que l'on entend d'abord dans le pédalier de l'orgue avant d'être repris par des accords à la mesure, et il y a une intéressante mélodie fluide en échelle que l'on entend d'abord à "Qui tollis peccata mundi".
Le Sanctus, qui ressemble à une cloche, est un merveilleux exemple de l'imagination auditive de Britten, avec son "Hosanna" culminant, et le passage de triolets qui précède "Pleni sunt caeli et terra gloria tua", écrit si sciemment pour une acoustique de cathédrale. Le Bennedictus suivant établit immédiatement un profond mouvement de ferveur tranquille avant l'explosion finale de 'Hosanna'.
L'Agnus Dei est une prière agonisante pour la paix dans laquelle les phrases courtes des voix sont confrontées à une pédale ostinato insistante et aux accords dissonants des claviers de l'orgue. L'œuvre s'achève épuisée dans sa quête de paix.

                                                                                                                            Peter Lamb

 


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