mercredi 10 novembre 2021

Radio Baxter : Le briquet du docteur Jivago 2

 


Le 1er février 1819, Ludwig Van Beethoven fait cette déclaration à la municipalité de Vienne : 

«  Je veux prouver que quiconque agit bien et noblement, peut par cela même supporter le malheur. »

 Youri Andréïvitch Jivago est l'un de ces hommes. Droit, profondément humain, donc profondément triste. Il a belle allure, sans être fier pour autant ; autrement dit, il est de la trempe des seigneurs. Il est poète et médecin. Il refuse toute compromission, même quand l’homme qu’il méprise le plus au monde lui propose de l'aider. Et quand il peut, par l’entremise de cet homme, Komarovsky, rejoindre Lara pour s’enfuir avec elle, il ne cède pas. Dit autrement, Youri ne se laisse faire que dans un lit. « Le docteur Jivago ou le droit au désintérêt », c’est la bonne formule de l’écrivain Charles Danzig. Youri passe son temps  entre un train blindé à l'arrêt, pour y être interrogé par Pavel, l’époux de Lara, devenu l'impitoyable général bolchévique Strelnikov et des trains à bestiaux qui transhument à travers une Russie blanche, puis rouge, sillonnant des paysages de forêts primaires, de steppes soulevées par le permafrost. Allant de doutes en désillusions, Jivago déclenche, à sa manière, le grand incendie du froid. A la fin du film, on constate qu’à force de fuir un destin collectif obligatoire, le docteur Jivago s’est sublimé (au sens chimique du terme) dans cette Russie nouvelle ; autrement dit, Jivago a fini par « s’incarcérer » dans la tristesse russe. Être libre dans un tel pays, ça peut faire peur.

 

 

C’est au tout dernier étage de la tour du Beffroi que le ciné-club du quartier projetait ce soir-là « Le docteur Jivago ». On projetait deux films par semaine, j’avais raté le premier, celui du mardi, « Le train sifflera trois fois », j'étais arrivé en retard pour le début de la séance et je n’avais trouvé qu’un strapontin au velours rouge, éventré,  dont ressortait la bourre. J'étais sûr qu'on nous proposait un cycle "train et cinéma", - passons… Par chance, sur l’un des fauteuils, à deux rangées devant moi, était assise Marielle Jugan et sa grande natte blonde tressée pour lui poncer la nuque.

 


Je me jetais, moi, futur hobo, dans un wagon nommé "No Way" et surnaturellement, je confondais tout ce que je voyais à l’écran avec tout ce qui se déroulait dans la salle. Marielle Jugan, la fille la plus jolie du quartier, c'était Lara. Un loup de lumière éclairait exagérément ses yeux bleus dans toutes les scènes où elle apparaissait, et moi j’étais le loup des steppes, un loup bien trop variable. Nous étions encore en été, la salle vibrait davantage sous l’empire d’une febra continua collective, qu’à cause des lourdes chaleurs accumulées ces dernières semaines. Je m’ennuyais et quittais souvent l’écran pour étudier la sphère ORL de Marielle Jugan, quand je ne sais comment c’est arrivé, voilà qu'Omar, le docteur Jivago en personne, se retrouva projeté dans un champ de jonquilles, abîmé dans la contemplation ; des millions de fleurs jaunes ! Ça se balançait tout autour du toubib, ça pollinisait dare-dare les premiers rangs. Tous jaunes !  Quand la saudade d’une suave balalaïka se leva comme le Loujak. Et soudain, je l'entendis : - Le briquet ! C’était la petite berceuse sortie du briquet de Papa, c’était la musique de Maurice Jarre, c’était le thème de Lara ! Jivago incarnait la tristesse russe comme Lara incarnait à son tour la musique de l’âme russe. 

 - Mais par quelle magie, le briquet était-il passé de la poche de Papa dans celle du docteur Jivago ? 

 

Papa a été marin, moi aussi. Il a franchi la ligne de l’hémisphère austral, quelque part dans l’océan indien à bord de "l'Elorn" et a été baptisé suivant les rites et canons de la sainte religion, avec la plus grande pompe du bord et l’onction salée habituelle en présence de la cour. Moi aussi. A la différence que mon navire croisait dans les eaux caboteuses de Port-Gentil, au cœur du Pot aux noirs.

En avril 1989, bien qu’attaché à l’arsenal de Brest, le navire "Orage" accostait au port de Toulon pour "mission", mais resterait amarré au quai Noël pour un bon bout de temps, le temps pour certains d'entre nous de chopper l’accent PACA. Je suis tombé, sans délai, sous le charme de cette ville hautaine et crapuleuse. J’avais trouvé, au-dessus de l’arsenal, un quartier surprenant, où était condensé, au cœur d’une place carrée, tout ce que j’idolâtrais : des bouquinistes, des cafés tapageurs, un hôtel sur quatre étages avec des fenêtres aux volets génois anisés. Et puis, un cinéma ! Tout ces lieux rayonnaient autour de la poste centrale et il y régnait une certaine fièvre dès que sonnait l’heure du dégagé. Le cinéma s’appelait le Royal, moi, j’étais un appelé sous les drapeaux et servais comme matelot dans la Royale. L'appel vorace des gabians semblait m’exhorter à un seul mot d'ordre: « - Entre ici  marin, la muse a faim! »

 




Jouez-moi !





 A suivre

 

1 commentaire:

  1. Bel épisode, maestro. Ce briquet nous fait bien voyager.
    Jugan me rappelle le roman noir de Jérôme Leroy, Jugan, inspiré lui-même de L'ensorcelée de Barbey d'Aurevilly.https://alluvions.blogspot.com/2017/02/45313-le-terroriste-et-le-gitan.html

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