mardi 12 octobre 2021

RADIO BAXTER : La Cérémonie 1

   

BENJAMIN  BRITTEN    MISSA   BREVIS   1959


      en me rappelant Philippe Kilon (1968- 2014)      



Tours 1986. 

Cette ville, que les staffeurs ont abandonnée depuis longtemps, en livrant ses façades sombres aux pigeons diarrhéiques ; ainsi, les marbres, les stucs et les tuffeaux des hôtels Renaissance : à la rue ! Le vieux Tours était si vieux que les pavés de la place Plumereau, par temps pluvieux, avaient le lustre de la trouée d’Arenberg. Tours, à cette époque, baignait dans son jus et son vieux maître y régnait sans partage depuis 1959. La ville était à lui, tyran le jour, Nosferatu la nuit. 
Mon père n’avait pas pu assister à ma rentrée triomphale aux Beaux-Arts, lui qui avait été si fier (la seule et unique fois) de mon succès au concours d’entrée; il n’avait pas vu non plus le Mondial de football au Mexique et la France battre le Brésil aux tirs au but dans un quart de finale d'anthologie à Guadalajara. Il était hospitalisé dans un centre de réadaptation fonctionnelle qui accueillait, depuis peu, une unité de soins palliatifs, où il finit. « Bel Air » une jolie maison de rééducation, enfouie au creux d’une combe, au bord d'un étang. C'est là-bas qu'il finit, étranglé par un méandre d’eau glacée.

                                                                     

Passé la Loire, soudain, l’espace s’ouvrait sur une immense esplanade dédiée à la lumière et au vent ligérien. Un véritable octroi idéel crachait son insolence spatiale à la face des deux petits octrois crasseux, sis de l’autre côté de la Loire, sur le quai du Portillon. La place Anatole France s’étirait, s’ébrouait, pour céder à sa paresse, à son manque total d’imagination dont nous, génération zéro, hériterions sans combattre. Prosper Mérimée n’avait jamais pu sauver l’église Saint-Julien puisqu’elle s’était sauvée elle-même, s’arrachant d’un bout de jardin, d’un bout de cimetière, d’un presbytère du Suffolk, pour atterrir dans la vieille cité royale, et survivre à la surboum de la nuit du 20 mai 1944. L’école des Beaux-Arts se planquait alors à l’abri d’un ilet, construit dans l’esprit des baraquements de foire. Une bastide ou un chemin de ronde, un comptoir de béton qui ceignait des jardins ou un parking de jardin ou bien une esplanade (encore !) mais arrangée avec rouerie dans ce qu’il convenait d’appeler un cocktail toponymique, que seul le « Jardin de la France » pouvait encore produire à profusion car il suffisait d’associer un nom illustre, pour ne pas dire royal, à n’importe quel parking orné de plates-bandes pour appeler ça : Jardins. "Premier François et ses illustres" avaient bon dos quand il s’agissait d'aller débusquer de la vertu et de la fertilité au fond des hauts de chausses royales.

L’îlet était truffé de bistrots qui détournaient nos journées oiseuses. Le Longchamp, qui accueillait nos «poses fraîcheurs » de la journée où un mollah rimbaldien nous dispensait quelques fois un cours  mollement deleuzien (il nous payait des cafés et fumait des cigarette fines). Et parce que la terrasse était  notre observatoire, parce que, blanchâtres, cyniques, nous pouvions reluquer depuis nos chaises les roberts zeppelins de la patronne du magasin Moka Tours, dépositaire Fauchon, sinon plus rarement, les fesses de la fille de la patronne du Moka Tours ou à défaut, la splendide queue en panache du chien de la fille de la patronne du Moka Tours. Nous étions aux anges quand on avait un brelan ! Le commerce, c'était pour l'heure du briquet, pour y déjeuner d'un casse dalle au camembert ou d'un grand rillettes-cornichons, arrosé de deux ou trois pressions Kronenbourg, repas bon marché, frugal et froid, mais qui nous permettait de nous consacrer compulsivement à nos parties de baby-foot, sans craindre que le gueuleton ne refroidisse, parties endiablées et toujours accompagnées par un juke-box en fin de vie. Enfin, il y avait Le Helder où nous allions très peu ou pour ainsi dire jamais, parce qu’il était fréquenté par les étudiants de la faculté des Lettres, plus nombreux, plus fins, plus diserts et surtout moins cons, où bossait un garçon de café érudit que nous n’osions pas affronter de peur d’être confrontés à notre propre indigence intellectuelle, pour ne pas dire culturelle. Nous étions désespérément cold wave, new wave, post punk. Nous nous esgourdissions d’inaudibles cauchemars parce que nous étions persuadés que nous étions les premiers, craignant cependant d’être les seuls, fatidiquement seuls. Nous crèverions, soit, d’une obsolescence divine, soit d’un ennui vertigineux, mais nous crèverions au moins la gueule béante.



 Il y avait cette ancienne mercerie bonneterie vacante à côté du Helder, dont la vitrine passée au blanc d'Espagne depuis des lustres, était recouverte d’affiches de concerts de groupes locaux. Lorsque je descendais du bus, je ne pouvais pas les louper, tâchant de repérer la perle rare, "Kolkhoze", "Delenda Cartago" etc. Mais un jour vint, quand je n’y accordais plus aucune importance, où les portes du car s’ouvrirent sur une nouvelle enseigne affichant ce titre sobre et mystérieux : « L'Auditorium ». Je me promettais d’aller y jeter un coup œil, après les différents ateliers. J’avais, dans mon ignorance, imaginé que ce magasin de musique que j’avais aperçu de loin ne recélait que notre musique, la musique de mes frères maudits,  soufflant bêtement sur les braises rougeoyantes d’un grand bûcher qui finirait bien par nous consumer tous. Le soir même, alors qu’une nuit mort-née, accouchée des brumes de la Loire, tombait sur la ville, je me décidais à pénétrer là-dedans en terrain conquis, sans me douter qu’en franchissant cette porte, je découvrirais une autre façon d’écouter, de ressentir. J’entrais là-dedans sans savoir que c’était le silence qui entrait en moi, comme s’il entrait dans notre maison. Le silence est une maison piégée, sans fenêtres, avec une trappe en guise de porte, mais qui ne s'ouvre qu'une fois, pour vous laisser entrer et pour se refermer sur vous définitivement. 


       
J’avais déclenché une sonnerie en ouvrant la porte, pourtant, personne n’était venu à ma rencontre. L’Auditorium contenait deux pièces, une première, peu profonde, avec deux très belles armoires en bois blond munies des portes entièrement vitrées qui laissaient apparaître une collection innumérable de cassettes audio, rangées, classées, non par ordre alphabétique mais par rubriques ainsi qu’une autre pièce qui semblait plus vaste mais comme elle était maintenue dans la pénombre, je n'y distinguais que quelques voyants lumineux. Jetant un regard rapide d’expert sur l’ensemble des rubriques, je compris très vite que je n’y trouverais ni "Les Virgin prunes", ni "This Mortal Coil" encore moins le très convoité « Our darkness» d’Anne Clarke et je décidais de décamper au plus vite, n’ayant pas envie de justifier une présence qui ne s’imposait plus, quand une voix grave, sortie du placard (je ne vois que ça), se mit à émettre : 
« - Je peux peut-être faire quelque chose pour vous jeune monsieur ? 
-  En fait, non, je ne crois pas, heu je n’ai pas vu de rock, ni de pop, heu ! C’est normal ?
-  En effet jeune homme, tout simplement parce qu’il n’y en a pas. Mon magasin est entièrement dévolu à la musique classique très classique, à la musique d’aujourd’hui, qui un jour, elle aussi, sera classique et pour une majeure partie, à la musique sacrée dont je peux affirmer en toute modestie que j’en connais un rayon. Nous avons également une section non négligeable consacrée à la musique jazz, seule concession, je l’avoue, que nous avons bien voulu faire ici pour élargir notre clientèle. J’ai vu que vous aviez été très attentif jeune homme en entrant ici. Et comme je me doute que c’est la première fois, me permettez-vous de vous orienter ? 
- Monsieur ? l'interrompis-je 
- Je vous écoute mon ami ?
- Qu’est-ce que vous entendez par musique sacrée ? » 
Après tout, c'est vrai ! Prenons les Joy Division par exemple, quand Ian Curtis entamait sa danse du papillon crevé dans « She's lost control » (danse inspirée de ses crises d’épilepsie), n'était-elle pas la manifestation organique du Sacré, confinant à la mystique ? N’y avait-il pas des rapports ténus entre la musique dite "classique" et celle de mes frères d’infortune, véritables ménestrels errants de la black  wave ?







A suivre

 









Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire