jeudi 6 mai 2021

Itinéraire pour Cesarea (19 /19 et demi)- Les infirmières et les Rayons X

Les infirmières et les Rayons X


Bolano inscrit ce poème  Les infirmières  sous l’emblème du « vase de Poe, le vase sans fond qui contient tous les crépuscules ». Probablement hérité du mythique vase sans fond des Chimères  antiques,  Poe en a utilisé la complexe portée symbolique dans   Le  visionnaire  et  Leonore.

19

 

Les infirmières

 

Un sillage d’infirmières qui se préparent à rentrer à la maison.

Protégé par mes Polaroïd je les regarde aller et venir.

Elles, elles sont protégées par le crépuscule.

Un sillage d’infirmières et un sillage de scorpions.

Elles vont et viennent.

A sept heures du soir ?

A huit heures du soir ?

De temps à autre l’une d’elles lève la main et me salue. 

Puis elle arrive à sa voiture, sans se retourner, et disparait

Protégée par le crépuscule comme moi par mes Polaroïd.

Entre les deux vulnérabilités se trouve le vase de Poe.

Le vase sans fond qui contient tous les crépuscules,

toutes les lunettes noires, tous les hôpitaux.

Les infirmières ont besoin de leurs vacances, clame le syndicat

 

 

         La figure féminine apparait à Bolano, ce malade qui doit fréquemment recevoir des soins à l’hôpital.  Il mourra d’ailleurs à cinquante ans,  faute d’une priorité trop tardive pour une transplantation d’organe. C’est le sillage d’infirmières. Mais le sillage des scorpions, de la mort, est tout aussi présent. La figure de celle qui salue est salvatrice ;  oui, elle  le salue et,  oui, elle disparait.  Suivant l’auteur Thibaut Vermot, E.A. Poe lui-même exprimerait combien « le  réel est empreint de la faiblesse des maladies », ceci participant du  surnaturel, de  la nostalgie, de la mort et du « retour d’entre les morts – topoï  fantastiques, assurément ». ( Thibaut Vermot : « Représentations de la femme et poétique fantastique dans les Tales d’Edgar Poe »).

                 Bolano le recycle, et bien d’autres que lui l’ont fait. Et  si vous cherchez bien vous vous apercevrez que même un Patrick Modiano le recycle dans « Le café de la jeunesse perdue ». Traduit par Baudelaire, vulgarisé sans vulgarité par Baudelaire, c’est Poe qui fait entrer la terreur dans notre univers. Pour Alberto Manguel , « depuis son Boston européen, E.A. Poe donne au monde ses premières horreurs professionnelles et célèbres ».

              La figure de l’autre (qui n’est pas soi et qui est surtout autre que soi) est convoquée dans le poème de Bolano . Elle a sa vulnérabilité  auquel fait écho la vulnérabilité de celui qui a besoin de soins. Pour se débarrasser du sillage des scorpions. Quel sentiment nous lie réellement à celles, infirmières, (mais pas seulement)  que tous les soirs, nous applaudissions pendant deux minutes, à vingt heures, pour en produire pseudo émotions  et  images à la télé ? Protégé par mes Polaroïd,  voudrais-je en réalité n’atteindre  qu’une image, image parmi d’autres, parce-que, tout simplement, j’ai peur ? Or,  la terreur créée par le sillage des scorpions, terreur bien présente, ne se réduit aucunement à une image, elle. En tout cas pas à celle de ces minutes « A huit heures du soir ».

             Le champ fantastique suggéré par Poe, interprété par Bolano, peut aujourd’hui être sur-interprété par ce qui est la cause provocatrice même de ces mots, à savoir le confinement au titre du Covid 19. Même si je n’en étais pas conscient, il était à peu près inévitable que le périple parmi les poèmes de Roberto Bolano me ramène au point « fantastique »  du départ, même artificiel, point   qu’aucun de nous, contemporains en France, n’avions jamais connu.  La boucle est bouclée parce que toute boucle est bouclée, on ne  rêve pas n’importe comment.

            Il nous reste une petite interrogation entêtante. Du « vase sans fond qui contient tous les crépuscules », il n’y aurait que noirceurs. Telle est la vision qui permet de canaliser le Mal, car on sait que cela conduit à la mort, à ma mort.

        Il y a un demi-siècle, on pouvait penser que le capitalisme était mortel. Aujourd’hui la disparition de Gaïa parait plus crédible que la disparition du capitalisme. La capacité intellectuelle à fonder la disparition de nos civilisations n’étant pas seulement à portée de nos intellects, il faudrait le faire, de peur que le capitalisme ne tombe.  Krach boursier ou pas.

Pour qui veut se soucier de courage qui doit-on regarder ? Je regarde mon visage livide et c’est dans cette lividité que je dois imaginer l’espérance absolue ?  Je regarde aux

Rayons X

« Si nous regardons aux Rayons X la maison du patient

Nous verrons les fantômes des livres  sur des étagères silencieuses

Ou empilés dans le couloir ou sur des guéridons et des tables.

Nous verrons aussi un cahier avec des dessins, des ligne et des flèches

qui divergent et se coupent : ce sont les voyages en compagnie de la mort. 

Mais la mort, malgré l’arrogant aide-mémoire,

s’élargit comme la queue d’une comète

à l’intérieur de la maison. La vie donne encore les meilleurs

fruits. Et de la même manière que la mer a promis à Jaufré Rudel

la vision de l’amour, cette maison proche de la mer promet

à son occupant le rêve de la tour détruite et construite.

Si nous regardons, cependant, avec les rayons X l’intérieur de l’homme

nous verrons des os et des fantômes : des fantômes de fêtes

et des paysages en mouvement comme contemplés depuis un avion

en vrille. Nous verrons les yeux qu’il a vus, les lèvres que ses doigts ont effleurées, un corps surgi d’une tempête de neige. Et nous verrons le corps nu,

tel qu’il l’a vu, et les yeux et les lèvres qu’il a effleurées,

et nous saurons que c’est sans remède. » 

 

     

 Si on laisse un peu de côté la translation fantastique qui a permis à Poe et à Bolano de parler d’une si grande souffrance intime, si ontologique finalement, il n’y a pas non plus de raison suffisante pour que cette noirceur nous empêche de regarder ce qui peut se voir. Le Covid-19, ses réalités, ses transmissions, les mensonges.

 

 

 

Mme Fang-Fang pense debout. 

 

Ainsi, on comprend que porter un masque a été quasiment de l’ordre du débat du sexe des anges car il n’y avait guère plus de masques que d’anges sexués en France. Ainsi je voudrais bien comprendre aussi comment, en Indre,  nous avons pu  dénoter par rapport à nos voisins dans les nombres de décès pour les débuts de la pandémie.  Pour comprendre,  il faut d’abord du courage, ce courage auprès duquel Roberto Bolano a fréquemment voulu se tenir. En Chine, pays que l’on constate comme l’origine de ce Covid précis, une écrivaine Mme Fang Fang a tenu un journal, journal de l’apparition du coronavirus et des évènements liés à l’épidémie en découlant « Wuhan, ville close » (éd. Stock). Depuis cette annonce de parution  une situation concrète de très grande  pression politique est faite sur cette femme et ses proches dans l’intention de la faire renoncer sous le prétexte idiot et très dangereux de traitrise à son pays. A contrario des vérités d’Etat qui peuvent se révéler de simples bricolages d’Etat pour la  protection de ceux qui donnent  ordres et tarifications à 135 euros, la poésie et l’écriture se donnent le droit de mettre en œuvre une esthétique libératrice : le courage qui peut appartenir à tous. Le périple s’arrête ici. Autre chose va commencer. 

                Si je reviens en arrière et  à propos du début du présent périple il me faut avouer que  le poème  Les infirmières m’avait marqué par sa puissance d’évocation, et cela en faisant même abstraction de sa portée dramatique clairement exprimée. Qu’y voit-on, sinon un groupe de jeunes femmes au mode de vie plutôt regroupé, et un homme qui les observe. Pour cette  génération qui fut celle de Bolano, la ségrégation sexuelle faisait que tout regroupement de jeunes étudiantes en cité universitaire était de l’ordre de la terre promise. Rêve et  désir de rencontres sont aussi le substrat relativement banal de ce poème. Rien d’extraordinaire à cela et je ne fais aucune découverte sensationnelle, l’expérience du  poème étant simplement une expérience de la porosité au monde, pas toujours agréable d’ailleurs,  une somme possible de toutes les «ouvertures » du monde au moment et  à l’endroit donné.  Comme titre provisoire de ce périple j’avais noté « à l’itinéraire pour Césaria », barbarisme qui n’avait d’autre intérêt que celui  de noter le besoin de reprendre le chemin du personnage-métaphore de la poésie dans le roman de Bolano « Les détectives sauvages ». Disons-nous bien  que c’est dans un livre, dans un simple livre. Bien sûr, mais comme me l’a confié expressément un colporteur de la Folie Utile de Mallarmé,  Patrick Laupin, lors d’un « Livre en fêtes » à Mers sur Indre,  « Je crois que tout homme est la chance d’un Livre ».

 

                                                                                                  En Baxtérie, Doc,  Moulin Barbaud  le 10 Mai 2020

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