Quinzième station : Liège station Fantôme
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a rame vient d’observer un grand huit dans le noir total de l’entre-station. Elle a été prise d’un hoquet puis a subitement remis la gomme à l’approche d’un virage en épingle à cheveux. Si tu es resté debout, tu as tout intérêt à te cramponner. On emprunte un long boyau étroit, frottant les canalisations, distinguant à peine les parois du tunnel taguées, graffitées : un Rouffignac d’aujourd’hui pour des paléontologues de demain. On vient de passer la station « Place Clichy » qui a accueilli la rame dans une lumière de morgue où s’afféraient des centaines de médecins légistes. Le wagon est presque bondé maintenant. C’est l’été de l’an 2000, l’année la plus attendue de l’Anthropocène. Il y a des travaux sur la ligne depuis que je suis arrivé à Paris chez les québécois Éric et Martin qui restent dans le Xème, et je suis venu visiter Romuald, le photographe de la nuit, rue des Moines, rue à laquelle il sera resté fidèle grâce à un tour de passe-passe : il quittera le coin des Moines –De la Jonquière pour le quartier des Batignolles, le temps de changer d’objectif. Il y a des travaux sur la ligne depuis pas mal de temps, semble-t-il, et quelques stations ont été fermées à des fins de restauration ; C’est le cas de la station Liège. « Liège », c’est ma chanson préférée du grand Jacques. C’est bien simple, quand sa voix prend son envol pour dire cette phrase sublime : « Il neige, il neige sur Liège, et tant tombe la neige entre le ciel et Liège, qu’on ne sait plus s’il neige, s’il neige sur Liège, ou si c’est Liège qui neige vers le ciel », je fonds comme neige au soleil. Cette époque, au début du XXIème siècle, La ligne en direction d’Asnière-Genevilliers ne comportait pas encore les nouvelles stations « Les Agniettes » et « Les courtilles ». Son terminus se situait bien avant, à la station Gabriel Péri. Nous avons passé la station Clichy, et la rame a amorcé un freinage en douceur, parce qu’il n’était pas question de s’arrêter à la prochaine: Liège. Imaginons, la grotte Chauvet est fermée au public, à tout jamais, la tour Saint-Jacques est fermée pour être restaurée, idem pour les catacombes. La station Liège est fermée, pour les mêmes raisons, mais faut y passer, la traverser quand même si on veut descendre à Saint-Lazare, où attend le plus gros des troupes, puisque c’est une importante gare ferroviaire. Il faut traverser ! C’est pourquoi nous la passons en revue, doucement, dans le silence d’une salle de cinéma de quartier au shuntement des lumières. La station est dans la pénombre, désaffectée, pas le moindre personnel de la RATP, pas un clochard somnolant sur les banquettes émaillées et froides. Imaginez une station de métro sans la moindre affiche publicitaire. Que des azulejos, d’un côté et de la mosaïque ocre brune de l’autre. Liège est un décor de cinéma créé pour un film d’Eugène Green qui n’aura jamais été tourné. Les panneaux de faïence bleus et blancs s’enchaînent dans un rythme d’outre-monde. On peut voir un vieux fossile au bout, dans le coin de la station. Flanquée juste avant l’escalier, le guichet du chef de station, intacte, vide, comme s’il venait de s’absenter. Non, je me reprends, on ne traverse pas « Liège », on « emprunte » Liège, à pas de velours, accompagnée seulement de « l’Ascension », la musique d’Olivier Messiaen. Un son de trompette rejoint le ciel de faïence. Le passage ne durera que quinze secondes, un peu plus peut-être. Il n’y a qu’un seul quai, l’autre quai est mort. La projection a lieu deux fois par jour. C’est toujours le même film, et chaque fois pourtant, nous retenons notre souffle, un film en super huit d’une dizaine de seconde qui ne raconte rien, qui montre simplement des paysages des alentours de Liège (peints par des artistes liégeois), ou des vue de Liège, ou encore, le circuit automobile de Spa-Francorchamps. Mais on ne distingue aucune voiture de sport sur le circuit, comme on ne peut distinguer personne dans les paysages muets, que ce soit des paysages urbains ou ceux d’arrière-pays, alors que nous empruntons à 15 km/h le monde mystérieux de la lenteur. Combien d’entre nous auront-ils vécu cette expérience, et combien parmi ceux-là auront cru rêver ? « Liège » est un film expérimental qui s’est déroulé dans nos têtes, sans caméra, sans scénario, sans comédiens, sans dialogues, sans musique, sans soleil.
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