mercredi 18 novembre 2020

Itinéraire pour Cesarea (12 et 13 /19 et demi)

Etape 12 Sans titre III

Toujours la série « Prose de l’automne à Gérone », et encore sans titre. De quelle réalité étrange relève chaque poème ? On peut même supposer que le poète se fout réellement de nous si l’on rapproche le poème précédent de celui que j’aimerais citer ici. 

 

                - Rue du Gouverneur- (Madrid-collection particulère)

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Sans titre

 

La situation réelle : j’étais seul chez moi, j’avais vingt huit ans, je venais de rentrer après avoir passé l’été hors de la province, à travailler, et les pièces étaient pleines de toiles d’araignées. Je n’avais plus de travail et mes économies, au compte-gouttes, me permettraient de tenir quatre mois. Aucun espoir non plus de trouver un autre travail. A la police on m’avait renouvelé mon permis de séjour pour trois mois. Non autorisé à travailler en Espagne. Je ne savais pas quoi faire. L’automne était doux.

 

La réalité de la situation, Roberto, parlons en s’il te plait ! Hein, et, dis donc,  quelle est la vraie réalité ? Celle-ci plutôt que celle-là ? La réalité prosaïque d’un immigré sans papiers ou  la réalité d’un type qui est peut-être aimé et à qui des « messages » lui seraient lancés ? Les réalités, le poète les laisse venir à lui parce que « sa » réalité bouge comme on respire. De là à dire qu’elle ment comme elle respire, pourquoi pas,  et cela est la même chose que de dire « elle dit la vérité comme elle respire ». Oui,  la réalité pourrait respirer, pareille à un corps qui respire. Mon corps, après ce souffle que j’ai à cet instant, est déjà dans le passé et mon corps n’est plus le même.  D’ailleurs Cesarea, incarnation de la poésie dans « Les détectives sauvages », avait bien un corps. Difficile dans ces conditions fluctuantes ou paradoxales de comprendre, au moment donné, la portée pratique de la pensée de Parménide. Le philosophe a tâche de fixer la réalité non pas par ignorance qu’elle va changer, mais parce-que son souci est surtout de ne pas céder aux mirages ;  car la réalité, il est exceptionnel que nous l’admettions telle qu’elle est, crue. Et ce mirage ou cette illusion peut nous amener à construire un fortin, une protection absurde qui, loin de nous approcher de la réalité, nous en mettra à distance.   Clément Rosset développe cela avec talent dans « Principes de sagesse et de folie ».  Cette folie, Clément Rosset, la débusque avec insolence et elle doit être d’autant plus être débusquée qu’elle  barde  de raisons l’irréalité pure.  Le poète Roberto Bolano avait, je pense, la même défiance vis-à-vis de l’irréalité et sa persistance à poursuivre un chemin personnel  (non fortifié, courageux, infraréel !) l’illustre parfaitement. Seule différence avec d’autres réfugiés politiques : sa chambre est grande ouverte … aux toiles d’araignées autant qu’à une femme qui lui dit « Prends soin de toi ».  Pourtant, il a « folie » aussi, comme on le verra en une autre étape.

 

Faux la Montagne – 2017 – Folie les mots (collection particulière)

Etape 13 –Agence des dents électriques -

 Ce poème aurait-il été proposé  ou lu pour « Radio Barcelone », puisque tel est son   sous titre, sous titre  qu’on retrouve également pour le poème qui suivra  dans l’édition de référence ? Rien ne me permet de l’affirmer.  L’agence des dents électriques est elle « générique » ou simplement liée à ce poème, peu importe. L’important est de dire « Bienvenue », bienvenue à cette agacerie personnelle, « Folie ».


Sans titre (collection particulière)

 

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Agence des dents électriques /

Radio Barcelone

 

                                               Bienvenue,

                                                               je t’ai

attendue toute la nuit,

                et les bateaux sont partis

                               pour les îles,

                                               et leurs lumières de fête

                                                               n’ont pas brillé

                                                                              comme mes yeux,

                assis et grelottant toute cette nuit

                                                               sur le quai.

 

                                               Bienvenue

Dans ma solitude

                dans mon bois de cerfs d’or

                               qui s’étonnent

                                               dans la baie.

                Les chansons des bateaux

                               m’ont confirmé

                la mort de ma balade,

les chansons pleines de lumière

                               et d’indifférence

                                               des bateaux

                               ne m’ont projeté que les ombres

                                                               de mes amis,

                                               mais que je sois ici

                                                               cette nuit

                est d’une certaine façon une victoire.

Folie,

                Amour Atroce,

les  étoiles bâillent

devant les navajas,

                               la vapeur s’accumule

                à l’extérieur des bars fermés,

la beauté a même quitté

                                               les faubourgs,

                               un nuage rouge se fragmente

                                               pour nous : une main

                                                               se cicatrise pour nous.

 

Feignons de fuir

                mais revenons.

                               Une main fermée comme

                                               un bouton de fleur

                ce n’est pas une grande image mais

                               nous ne sommes pas non plus

de grands révolutionnaires.

Feignons d’avoir feint de fuir

                mais revenons. 

 

                Bienvenue

                (encore une fois)

    Mademoiselle la Folie.

Tu veux une cigarette, tu veux

                une cigarette maintenant,

                               ou préfères-tu la garder

                     pour quand l’orage se déchaînera ?


« Jaune et noir » (carte postale reproduisant une peinture sur caoutchouc ionisé de Daniel Tremblay)

 

Il existe une plaque en souvenir de Roberto Bolano dans une rue de Barcelone. Il existe même une petite vidéo que l’on peut trouver sur la toile du net, vidéo montrant la route « Roberto Bolano » qui va de Barcelone à Blanes, près de Gérone. Des images y montrent un camping, celui où a probablement travaillé notre poète. Oublions la route vantée touristique et regardons les étoiles. « Folie, Amour Atroce, les étoiles bâillent devant les (bouteilles de) navajas ». Les bouteilles sont vides mais le poète n’a pas le vin triste. Plutôt lucide, puisque  « nous ne sommes pas non plus de grands révolutionnaires »  et si effectivement Bolano n’a guère voulu  fondre son existence dans un maelstrom d’exilés politiques chiliens, il n’a pas renié  sa folie première.  «Feignons d’avoir feint de fuir » : Bolano écoute toujours la petite voix de sa « Folie » car elle était sage, en réalité, sa Folie. Ce n’était pas un fortin.

 

1 commentaire:

  1. Je l'ai trouvé assis sur des cagettes de fruits, le dos appuyé sur un arbre, la meilleure place qu'on aurait pu trouver. Quelle chance tu as lui ai-je dit. Oui m'a-t-il-dit, j'ai beaucoup de chance.cet apres-midi là il m'a parlé du Chili, parce qu'il en avait envie ou parce que je le lui ai demandé, je ne sais pas

    Les détectives sauvages, p.221

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