On parle ici de l'étape 1 d'un voyage en 19 étapes 1/2 d'un itinéraire à la poursuite des traces du fantôme de Césarea, fantôme créé sa vie durant par Roberto Bolaño, fantôme flottant parmi les vivants. Les 19 étapes 1/2 ont été distribuées sur la durée du confinement que la population française a subi du 17 mars au 11 mai 2020.
1-Je vous propose une baxter
dérive adaptable au confinement que nous pratiquons. Mais pas question de réalité indéformable, il
faut un objectif nommé, un temps donné, un système de contraintes d’autant plus
librement accepté qu’il n’a jamais été discuté et, bien sûr, des pas à
suivre. Je vous propose aujourd’hui les miens. Le chemin est arbitrairement mon
chemin, mais tout participant a bien sûr la capacité de s’arrêter en chemin,
brouter l’herbe, reprendre pied, râler, s’esclaffer en saccades de mots,
geindre des sons, dormir, rêvasser, demander grâce etc. Au péril de sa vie, bien entendu.
Curiosité - Carte géographique fantastique - Seutter Mattheus
Le système de contraintes que je propose est d’une simplicité quasi débile. Juste
avant le Grand Confinement j’ai pu me procurer le premier volume de l’édition
des œuvres complètes de Roberto Bolaño. J’ai donc un
« baxter-terrain » dont je souhaite explorer avec vous quelques
points de vue. Plus de la moitié de ce
qui compose ce volume a déjà été publié
en français. Mais le reste, ce sont les
poésies de Bolaño. Théoriquement, nous voilà au Saint des Saints, puisque le
détective sauvage Roberto Bolaño n’a jamais été qu’un vagabond sur la piste de
la « Poésie ». Il n’était pas seul. On ne peut rien imaginer de R B
sur cette piste poussiéreuse si on n’y
trouve pas de temps en temps son
compagnon « Ulyses », connu comme
Mario Santiago Papasquiaro , dont le vrai nom d’état civil était (dixit
Wikipedia) José Alfredo Zendejas Pineda. Le choix d’ordre des poèmes dans cette
édition tient à la fois de
classifications par Bolaño lui
même et de rajouts divers.
Sans
aucune précaution particulière je vous propose un premier poème (page 414). Seul, confiné, « je rêve ». Il y a l’ami, les terres de la Curiosité et
l’âne. Cet âne, substitut de la moto de l’ami, me fait penser à l’âne de
Giordano Bruno. Son aspect n’a rien d’enchanteur. Il est pourtant la vérité du
courage et de l’espérance.
L’âne
Parfois je rêve que Mario Santiago
Vient me chercher sur sa moto
noire.
Et que nous quittons la ville et
à mesure
Que les lumières disparaissent
Mario Santiago me dit qu’il
s’agit
D’une moto volée, la dernière
moto
Volée pour voyager dans les
terres pauvres
Du Nord, direction le Texas,
A la poursuite d’un rêve
innommable,
Inclassable, le rêve de notre
jeunesse,
C'est-à-dire le rêve le plus
courageux de tous
Nos rêves. Et dans ce cas
Comment refuser d’enfourcher la
rapide moto noire
Du Nord et partir à toute allure
sur ces chemins
Qu’ont parcouru jadis les saints
du Mexique,
Les poètes mendiants du Mexique
Les sangsues taciturnes de
Tepito
Ou de la colonia Guerero, tous sur le même sentier,
Où se confondent et se mêlent
les temps :
Verbaux et physiques, le passé
et l’aphasie.
Et parfois je rêve que Mario
Santiago
Vient me chercher, ou alors
c’est un poète sans visage,
Une tête sans yeux, sans bouche
et sans nez,
Uniquement peau et volonté, et
moi sans rien demander
Je monte sur sa moto et nous
partons
Sur les chemins du Nord, la tête
et moi,
Etrange équipage embarqué sur
une route
Misérable, chemins effacés par
la poussière et la pluie,
Pays de mouches et de lézards,
de broussailles desséchées
Et de bourrasques de sable, seul
théâtre concevable
Pour notre poésie.
Et parfois je rêve que le chemin
Que notre moto ou notre désir
parcourt
Ne commence pas dans mon rêve mais
dans le rêve
D’autres êtres : les
innocents, les bienheureux,
Les doux, ceux qui pour notre
malheur
Ne sont plus là. Et c’est ainsi
que mario Santiago et moi
Quittons la ville de Mexico qui
est le prolongement
De tant de rêves, la
matérialisation de tant de
Cauchemars, et remontons les
Etats
Toujours vers le Nord, toujours
sur le chemin
Des coyotes, et notre moto alors
Est de la couleur de la nuit.
Notre moto
Est un âne noir qui voyage sans
hâte
Sur les terres de la Curiosité.
Un âne noir
Qui se déplace à travers
l’humanité et la géométrie
De ces pauvres paysages désolés.
Et le rire de Mario ou de la
tête
Salue les fantômes de notre
jeunesse,
Le rêve innommable et inutile
Du courage.
Et parfois je crois voir une
moto noire
Comme un âne noir qui s’éloigne
sur les chemins
De la terre de Zacarecas et de
Coahuila, aux confins
Du rêve, et sans parvenir à
comprendre
Son sens, sa signification
dernière,
Je comprends toutefois sa
musique :
Un chant d’adieu joyeux.
Et ce sont peut-être les gestes
du courage
Qui nous disent adieu, sans
ressentiment, ni amertume
En paix avec leur gratitude
absolue et avec nous-mêmes.
Ce sont les petits défis
inutiles – ou dont
Les ans et l’habitude nous ont
fait
Croire qu’ils étaient inutiles –
qui nous saluent,
Qui nous adressent des signes
énigmatiques,
Au milieu de la nuit, au bord de
la route,
Comme nos enfants chéris et abandonnés,
Elevés seuls dans ces déserts
calcaires,
Comme la lumière qui un jour
nous a traversés
Et que nous avions oubliée.
Et parfois je rêve que Mario
arrive
Avec sa moto noire au milieu du
cauchemar
Et que nous partons vers le
Nord,
Vers les villes fantômes où
demeurent
Les lézards et les mouches.
Et tandis que le rêve me transporte
D’un continent à l’autre
A travers une douche d’étoiles
froides et indolores,
Je vois la moto noire, comme un
âne d’une autre planète,
Séparer en deux les terres de
Coahuila.
Un âne d’une autre planète
Qui est le rêve débridé de notre
ignorance,
Mais qui est aussi notre espérance
Et notre courage.
Un courage innommable et vain,
c’est bien vrai,
Mais retrouvé aux marges
Du rêve le plus ancien,
Dans les partitions du rêve
final,
Sur le sentier confus et
magnétique
Des ânes et des poètes.
Pour
une première étape cela est bien suffisant. D’ailleurs, je suis essoufflé.
Pause
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