Sami Mokdad
Quinze jours, déjà, que nous sommes arrivés ici. Nous occupons le temps en nous languissant dans la répétition des gestes quotidiens et des activités saisonnières ; Nous avons épuisé tous les motifs de fraternité et de vacheries possibles. Bref, nous nous ennuyons. La seule activité pour laquelle j’éprouve encore du plaisir, c’est celle de dessiner pendant des heures en compagnie d’André Breuil. André est un drôle de garçon, un enfant-monstre obsédé par les crayons et le papier. Il est différent. En ce temps-là, ce mot, très à la mode aujourd’hui : « autiste », ne circulait pas comme aujourd’hui, à son aise, dans les couloirs des écoles, dans les vestiaires des gymnases ou dans les dispensaires des colonies de vacances. Quand il s’était présenté avec ses parents devant l’autocar qui devait nous transporter jusqu’à la colonie, ce gros garçon, pourtant soigneusement habillé, montrait déjà un comportement anormal. Il vociférait, laissant échapper des filets de bave de sa bouche qui se tordait sous des grimaces horribles, enfouissant sa grosse tête dans le poitrail de son géant de père en signe de supplication. Ce gros garçon, qui n’avait peut-être jamais été un enfant (à moins qu’il fût condamné à le rester toute sa vie) implorait son père comme si on l’envoyait à l’abattoir :« - J’veux pas y aller papa, je veux pas ! Je veux rester avec papa et maman à la maison. Je suis bien qu’à la maison ! – Allons André, André, voyons ! Calme-toi, nom de dieu. Tu vas te faire un tas de copains là-bas, tu vas voir. » Sa mère, elle, ne disait rien ; elle semblait gênée que son fils se donne en spectacle devant toutes les familles présentes sur l’aire de départ, devant d’autres parents qui se retournaient sur eux. Mais elle n’avait sûrement pas réfléchi au fait que les premiers juges de l’enfant André Breuil c’était les enfants eux-mêmes, ses présumés futurs camarades. Et rien n’échappe à un enfant qui, confronté à une longue séparation, peut trouver plus malheureux et donc plus faible que lui. J’ai vu des enfants calmes et doux se changer en des crapules en herbe, en des bourreaux accomplis, ou pire encore, en des suiveurs sinistres. Ce matin-là, l’enfant André Breuil, piquant une crise de nerfs dans le giron de son pauvre père qui ne savait plus comment le calmer, avait déjà désigné, parmi tous les enfants qui attendaient l’heure du départ, ses futurs bourreaux.
Le matin comme l’après-midi, j’étais sûr de le trouver dans la galerie du château, installé au milieu d’un foutoir incroyable, de feuilles volantes sur, comme sous la table, de crayons feutres débouchés, éparpillés par dizaine aux quatre coins, de bouchons orphelins qui traînaient par terre car André n’apportait aucun soin aux choses qu’il appréhendait, pas plus qu’il ne prenait soin de son hygiène corporelle. Dès qu’il était arrivé ici, il avait relégué son bel habit de voyage dans sa grosse valise pour ne plus jamais le remettre et enfiler des vieilles nippes qu’il leur préférait et qu’il portait jour et nuit, car il se couchait toujours tout habillé. André Breuil commentait à très haute voix ses dessins en cours de réalisation, et qu’il achevait seulement que lorsqu’il ne trouvait plus rien à dire dessus. Ses bras et ses mains, ainsi que sa bouche et ses joues, étaient tatouées de couleurs parce que souvent, dans son exaltation fébrile, il cravachait son exécution par des gestes saccadés qui se contrariaient les uns les autres ; et dans ce cas, il ne contrôlait plus rien. Pourtant j’ai vu André Breuil s’appliquer sur son ouvrage comme personne ! Il était profondément inspiré. Quant à se demander pourquoi il ne représentait que des scènes de batailles médiévales, de lances hérissées en faisceaux, de boucliers en triangle, de heaumes de chevaliers, de chevaux vivants ruant dans la bataille, ou morts, transpercés par une lance, le caparaçon les recouvrant comme un linceul, il aurait fallu pour cela le connaître vraiment à fond. Et que dire des morts parmi les guerriers ? Des morts lardés de flèches, écrabouillés sous le galop des chevaux. André soufflait avec sa bouche sur la bataille, sur cette hécatombe qu’il avait lui-même créée, envoyant des postillons sur sa feuille, sur la table et sur moi quand je n’avais pas le temps de me carapater. Il imitait le bruit des canons, le souffle de l’explosion des machines de guerre, n’ayant cure de ses propres anachronismes. Ce qui l’amusait, je crois, c’était de bombarder son dessin de toutes ces couleurs vives et bariolées qu’il avait observées dans des magazines ou des livres de chevalerie. Hommes, armures, oriflammes, chevaux, machines de guerre, tout cela avançait en un seul front, d’une seule force. Ses dessins étaient des projectiles infernaux qu’il lançait dans les rangs de ses propres ennemis, ceux-là même qui le persécutaient. Au plus fort de cette débauche physique, il se mettait à transpirer ; il puait à tel point que je répugnais à l’approcher. Cependant, je l’encourageais à montrer ses dessins à Simon, à Beatrice, l’infirmière du dispensaire tellement douce avec lui, jusqu’au directeur, Felix de Fréjus, qui ne tarissait pas d’éloge concernant l’art d’André Breuil. Ça le rendait fier et joyeux. Sami passait souvent nous voir dessiner. Il nous regardait faire, lui, silencieux et attentif. C’était peut-être le seul domaine qui lui échappait vraiment, car Sami Mokdad ne savait pas dessiner. Il m’enviait de posséder un tel don. C’est pourquoi, j’en tirais une petite vanité. J’avais l’impression, grâce à ce seul petit avantage sur lui que je méritais son attention, sa camaraderie. Je crois aussi que nous étions, Sami et moi, les seuls enfants de la Ploquinière qui prêtions attention à André Breuil. Un après midi, que je m’étais mis en tête de dessiner des scènes de bataille, tout comme lui, il avait attendu que je termine, puis avait saisi mon dessin et l’avait observé avec un grande grimace, qui voulait dire un sourire, et m’avait arraché de ma chaise, puis, avec une force extraordinaire, nous avait hissés tous les deux sur la table, d’où il s’était exclamé, en levant nos bras comme des vainqueurs « Les héros du dessin ! » Hélas pour André et moi, cette scène retentissante s’était déroulée en présence de petits témoins malveillants qui la rapportèrent au chef, qui n’en demandait pas mieux. Ce fut pour moi, dans une bien moindre mesure, bien sûr, le début des emmerdements. Quant à l’enfant André Breuil (qui n’était déjà pas épargné), il ne se passa plus un jour, depuis cette effusion, sans qu’il soit harcelé, insulté, et battu. Peut-être dessinait-il pour écarter les maléfices qui l’oppressaient ; peut-être que toute la violence contenue dans ses dessins était-elle destinée à s’opposer magiquement à toutes celles, bien réelles, qu’il devait affronter, sans répit, dans sa vie difficile et malheureuse ?
4
Félix de Fréjus avait dix idées par jour. Il les abandonnait très vite jusqu’à ce qu’il tienne la perle ; celle qui serait vraiment innovante. Il instaura donc la « Journée à l’Envers », qui consistait, pour l’ensemble de la colonie, à vivre le temps à rebours, pendant toute une journée. Se lever le matin et se mettre à table pour dîner. Pas question de rester en pyjama, au contraire, il fallait mettre nos vêtements les plus soignés, parce qu’ensuite, le directeur avait prévu une surprise, une fête avec lampions et guirlandes que nous avions confectionnés tout au long de la semaine. Le déjeuner évidemment restait le déjeuner, histoire de souffler un peu et de garder le meilleur pour la fin. Mais le plus drôle pour les filles et les garçons de La Ploquinière, c’était de s’imaginer prendre un petit déjeuner avant la nuit, et de se retrouver à danser en pyjama dans la galerie, au rythme des chansons des Boney M ou d’Abba ; l’excitation était à son comble, sauf pour deux d’entre nous : André Breuil et Sami Mokdad. André adorait manger. Mais il mangeait comme il dessinait : en débordant. Sami s’était renfrogné depuis ce coup du bigophone du paternel, il était irritable et considérait cette journée comme, je le cite : « un truc complètement débile sortie du cerveau d’un imbécile.» Déjà au réveil, il avait refusé de jouer le jeu, de mettre des habits de fête, mais pour ne pas trop attirer l’attention sur lui, il s’était vêtu de son bermuda rouge habituel et d’un tee-shirt gris floqué en lettres blanches du sigle UCLA. Il s’était chaussé de ses éternelles baskets rouges. Les choses allaient bon train, tout s’ordonnait selon les lois naturelles ; les petits s’amusaient comme jamais, Mammouth harcelait André en le frittant à l’endroit de ses coups de soleil, lui arrachant des plaintes de cochon qu’on égorge, cris qui alertaient Simon, lequel s’occupait aussitôt du pétomane, en lui bottant allègrement son gros cul et en lui décochant quelques beignes derrière le pois qui lui servait de tête.
Il est possible que dans la nature certains principes qui n’ont pas été créés pour fonctionner de pair soient accidentellement confrontés. On peut craindre alors que ces antagonismes, à force de se frotter, finissent par s’anéantir. Sami n’avait cessé d’observer André ces deux dernières semaines. Au début, je croyais que c’était pour ses dessins, mais je m’aperçus bien vite que c’était pour André lui-même. J’observais Sami Mokdad à la dérobée, observer André Breuil le martyr, et jamais encore je ne lui avais vu une telle expression sur son beau visage, expression faite de pitié et de terreur mêlées. André Breuil était ce que la vie avait décidé pour lui : un garçon solitaire, souffrant de l’âpreté d’une réalité non conforme à la sienne, un épouvantail dressé pour attirer le malheur comme le paratonnerre attire la foudre. Sami, lui, était tout le contraire ; Il était béni des dieux. Toutes et tous l’auraient voulu pour ami, pour frère ou pour amoureux. Mais ce soir-là, à l’heure du petit déjeuner, il fallait que Sami Mokdad, le meilleur d’entre nous, tombât en disgrâce. Il n’est pas bon pour le vertueux de vouloir se mettre trop souvent à la table du paria.
On avait appelé tous les chefs de table aux cuisines pour aller chercher le lait chaud, et naturellement Mammouth et Sami, en cette qualité, s’étaient levés de table à leur tour, quand tous les gamins se foutaient les uns des autres à cause de leurs pyjamas trop petits ou trop grands et même parfois carrément douteux. Mammouth avait attendu que Sami passe à sa hauteur pour le prendre par le cou. C’était presqu’affectueux, bien que personne n’y croyait. Mammouth n’avait pas un seul ami en ce monde. Sami l’avait repoussé avec fermeté mais l’autre, excité par cette résistance, était venu frotter son bas ventre contre les fesses de Sami qui s’était écarté en lâchant un « Fous-moi la paix gros porc ». Il régnait alors un tel boucan, que peu d’entre nous y firent attention. Mammouth ricanait en retenant les bords de son pyjama qui glissait, laissant entrevoir sa bedaine rose Olida. Ils entrèrent dans les cuisines pendant que les premiers servis en sortaient, portant à deux mains les grands brocs qui vomissaient du lait sous le coup d’une maladresse. Impatients, nous commencions déjà à boulotter nos brioches nappées de gelée de coing quand on entendit des hurlements qui provenaient des cuisines. Tous les adultes avaient voulu se lever mais étaient restés à leur place comme pétrifiés. Seul Félix de Fréjus s’était précipité, croisant Sami qui sortait des cuisines, les yeux chauffés à blanc, épouvantés, pour aller dans la direction du parc. Beaucoup s’étaient levés de table pour le voir disparaître au moment même où il dévalait le coteau. Félix de Fréjus, en pyjama rayé rose, s’était lancé à sa poursuite en se débarrassant de ses mules qui l’entravaient. Sami s’engageait déjà sur le sentier forestier quand Félix le rattrapa en le saisissant par les épaules.
« - Parle-moi Sami, qu’est-ce qui t’a pris ? Sami, Sami, pourquoi t’as fait ça ? Répond ! »
Sami n’avait rien dit. Félix pleurait en le maintenant serré entre ses bras ; il pleurait et répétait sans cesse « - Non, non, pas toi Sami, pas toi, mon dieu, pas toi ! » Sami s’était dégagé de son étreinte et se maintenait à bonne distance, quand Félix avait crié. - Tu aurais pu le tuer Sami. Si tu voyais son visage ! Il va sûrement y laisser un œil, Sami, tu te rends compte ? Et Sami s’était retourné vers Félix de Fréjus en hurlant « - Je m’en fous, qu’il crève ce porc, je ne veux plus qu’il me touche, plus jamais ! »
La nuit emportait Sami Mokdad, tandis que Félix de Fréjus, anéanti, revenait vers le château, vers la lumière des lampions, faisant le geste d’ouvrir les bras pour inviter les enfants à regagner le réfectoire et leur place à table, afin que cette journée à l’envers s’accomplisse jusqu’à son terme.
J’entends encore le gros broc rouler dans un bruit de ferraille et venir cogner contre la plinthe en céramique. Je revois encore le bourreau qui gisait à terre en râlant aux pieds nus d‘André, qui pataugeaient en grimaçant dans la blancheur immaculée.
Crédits : Daniel Johnston
Relecture : Snow Rozett
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