mardi 31 janvier 2023

Sami Mokdad : 5 et 6 + un épisode en bonus !

 



SAMI MOKDAD



5


Welcher. Il s’est encore arrangé pour être notre prof principal. Il est là, devant nous, comme l’an passé dans la salle de musique avec son piano droit, celle qui donne plein sud et dans laquelle nous avons battu des records l’année dernière, en passant avec Welcher pas moins de cinq heures chaque lundi. Il ne nous lâchera plus, c’est sûr. Seule concession qu’il a consentie pour notre année de cinquième : celle d’abandonner son poste de professeur de français, gardant toutefois son cours de musique ainsi que le cours d’allemand, langue dont il détient le monopole. Quant au cours de français, n’importe qui d’autre fera l’affaire. Pas très inspiré le Welcher. Le seul ouvrage qu’il nous aura vraiment fait entrer dans nos petites têtes, c’est le règlement intérieur que certains d’entre nous aurons dû copier au moins dix fois dans l’année. Par contre, dès qu’il s’agit de musique, ce solide clarinettiste est toujours prêt à culotter nos jeunes oreilles (si vierges et pourtant déjà corrompues par les nouvelles radios FM), tant qu’elles résonnent d’un timbre tout germanique. Ah ! On n’a pas fini d’en entendre du Salzbourg et du Bayreuth !


Welcher fait l’appel. Le soleil indien, lui aussi, fait sa rentrée des classes, beau et propre comme un sou neuf et sérieusement gonflé à bloc. Ses feux nourris révèlent que les fenêtres de la salle 6 n’ont pas été faites depuis que le maire a posé la première pierre, il y a sept ans. Il est de dimension modeste notre collège, mais moderne et fonctionnel ; bien lumineux. Il a du caractère ; c’est le collège La Bruyère. Je regarde par la fenêtre, pendant que Welcher passe en revue les troupes : « …Daugerond, Debié, Dubourg. Présents … Mes yeux se posent sur l’amphithéâtre de plein air que tout le district nous envie ;  Lagarde, Lauzet, Lyon… Présents ! Je me transporte à nouveau vers le château de La Ploquinière,  Mallorni, Marie,  Marcel, Michel… Je revois l’ambulance emportant le corps sans tête de Mammouth. Mazerus, Meyrand, présents ! J’entends Félix de Fréjus crier le nom de Sami encore très tard dans la nuit.  Michelet, Mokdad… »

Un temps.

« Mokdad ! Mokdad Sami ? » C’est comme si ma-chaise-qui-a-une âme et moi, étions tombés de notre chaise-sans-âme. Je m’enfonce irrésistiblement dans le sous-sol de la salle 6. Welcher avait prononcé le nom de Sami, en ignorant tout de sa portée magique. « Alors, il répond Mokdad ? Bon, quelqu’un le connait ? » Ça commence à s’agiter dans la classe. J’entends murmurer son nom dans les rangs, comme le ferait une bande de conspirateurs. « Muselet, Oliveira… » Mes yeux s’accrochent aux gradins de l’amphithéâtre, espérant remonter le fil des évènements de cet été : Le lendemain du drame, il y avait eu cette voiture, une Jaguar verte, qui était venue se garer devant le perron du château. Un homme élégant en était sorti, avec un visage fatigué et je savais déjà que c’était le père de Sami. La ressemblance était étonnante. Félix de Fréjus l’avait d’abord accueilli en échangeant quelques mots avec lui, puis ils s’étaient tous les deux dirigés vers le bureau de Félix, en faisant crisser les graviers blancs sous leurs pas lourds. « Olatounji, Navarette, Pardou ». J’étais en train de me demander pourquoi Sami n’était pas parmi nous, quand je prends conscience que quelqu’un me tire par la manche ; c’est Dubourg, mon voisin, qui tente de me ramener à la réalité. 

- Bon, alors Pardou, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?

- Heu, oui, présent. 

- Tu nous fais perdre notre temps ! Soit attentif un peu. 

Je m’agite sur ma chaise, je transpire. Je tente de dire quelque chose.

- Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? On lève le doigt quand on veut prendre la parole. Eh bien parle, qu’est-ce que tu veux ?

- J’le connais !

- Qui ça ?

- Sami Mokdad, Monsieur

- Qu’est-ce que tu veux dire ?

- On était ensemble à la colonie cet été. C’est mon ami Sami Mokdad !

Bien sûr, tout le monde éclate de rire. Il faut l’autorité naturelle de Welcher pour rétablir le silence.

- Le règlement a été quelque peu modifié cette année. Quelques-uns d’entre vous aimeraient prendre connaissance de ces modifications ? Personne ? Bon Pardou, parle-moi de ton camarade, ce Mokdad. Pourquoi n’a-t-il pas fait sa rentrée aujourd’hui, comme tout le monde. 

- Ça, je ne sais pas monsieur. Je ne l’ai pas revu depuis la colonie. Mais il m’a dit qu’il passait en cinquième, (et là, je mentais) et que son père l’avait inscrit à La Bruyère.

- Sais-tu s’il est malade ?

- Non, monsieur.

- Tu ne sais rien alors !

- Je sais qui c’est, c’est tout. Et je sais qu’il va venir, c’est sûr.

- Tais-toi !

Je croyais m’être suffisamment isolé au fond de la cour pour récupérer de cet interrogatoire conduit par Welcher, interrogatoire que j’avais moi-même provoqué, et qui aurait pu très mal finir, mais c’était sans compter sur Dubourg et Navarette.  Robert Navarette voulait tout savoir:

- Putain ! Tu dis que ce gars a balancé tout un pichet de lait bouillant dans la gueule de Moumoute ?

- Mammouth, Robert, Mammouth ! Et il faisait pourtant deux fois la taille de Riquet !

J’en avais déjà beaucoup trop dit. Je présentais Sami comme un héros. Je le faisais basculer, malgré moi, dans le mythe, un mythe qui n’avait jamais eu cours ici. Et puis, qui était vraiment Sami Mokdad, et par quel miracle avait-il fini par intégrer notre collège, et si son nom était bien inscrit sur le cahier d’appel, pourquoi alors n’était-il pas parmi nous ? 


Après cette entrevue, qui n’avait pas duré plus d’un quart d’heure, nous l’avions tous vu, lui, sortir du hall et marcher devant son père, son petit sac sur l’épaule droite, son sac qui contenait toujours son journal et ses poèmes, et lui, son père, le visage d’un banni, portant la valise de son fils pour la ranger dans le coffre de la Jaguar. Sami était monté à l’arrière et il avait aussitôt enfoui sa tête entre ses genoux, qu’il avait entourés avec ses bras, préférant échapper à nos regards. Le père s’était retourné une dernière fois vers Félix de Fréjus, lui avait fait ses adieux en lui serrant la main (je crois même l’avoir entendu dire merci), puis s’était avancé vers nous, les enfants, qui étions restés là, à regarder, et il nous avait dit très doucement. « Sami n’est pas un mauvais garçon. Je le reprends, mais il ne part pas. Il sera toujours avec vous tous. Ne l’oubliez-pas. » Nous eûmes préféré que Sami s’emportât encore mille fois contre Félix de Fréjus ou contre la terre entière ou qu’il commît d’autres crimes, plutôt que de nous abandonner. La voiture avait démarré en trombe, formant un écran de fumée et il fallut que nos yeux se portent bien au-delà du portail, une fois l’écran dissipé, pour apercevoir la petite forme profilée de la Jaguar au loin, qui l’emportait lui, Sami, nous laissant seuls, sans force et sans espoir.


6


On connait à présent tout nos profs ; toutes des nouvelles têtes, sauf celle du chancelier Welcher. Pour le régalien, on a ce qu’il faut. Le cours de français sera assuré par  M Rouvieux, un type épatant qui arrive tous les jours à vélo, même quand il pleut. Il porte un béret basque pour pédaler et des pinces à vélo ; Il accroche son vieux cartable sur le porte-bagage avec des tendeurs. Le cours de maths revient à l’inénarrable M Rolland, un drôle de type : l’antidote de Welcher, ponctuant toutes ses phrases par  un « Ach ! » bismarckien et comparant la vie à l’émission « Le grand échiquier » de Jacques Chancel. Inutile de me demander pourquoi je ricane à chacune de ses sorties. L’humour, c’est un parfum qui flotte dans l’air et qui vient vous piquer les narines jusqu’à ce que vous exultiez.

 Je n’ai aucune prédisposition pour les mathématiques. En langage martial, je suis inapte au combat. Une chose est sûre, c’est qu’avec lui, au moins, je m’abîmerai avec les flonflons, la musique et les bulles. Notre prof de physique-chimie, c’est Elisabeth Taylor dans « Soudain, l’été dernier » ; même taille de bonnet : 105 C. Elle fait un truc inouï : elle se promène à travers la classe, entre les rangées et elle choisit une table où venir poser ses fesses sur l’angle extérieur, en croisant les jambes, bottées de cuir, qui émergent fièrement du tailleur, juste sous le nez du pauvre gars (c’est toujours sur la table où est installé un garçon sur laquelle elle jette son dévolu et ses fesses), qui n’a plus qu’à récolter les fragrances de son tout nouveau parfum : « Piège adolescent ». 




On est toujours sans nouvelle de Sami Mokdad qui passe pour l’Arlésienne, alors que moi, je commence vraiment à passer pour un con, sinon pour un affabulateur. Et Welcher qui ne me lâche plus. « Alors Pardou, des nouvelles de ton camarade Mokdad ? » toute la classe s’étrangle évidemment, et Welcher, pour qui l’ordre est la moitié de la vie, laisse faire, pour cette fois, histoire que je prenne le bouillon. 

Pendant une récréation sous le préau, Navarette repart à l’attaque.

- Je te crois plus, tu racontes que des conneries ! Tu dis que ton Mammouth, là, il pouvait péter n’importe quelle musique sur commande ?

- Exact ! Il jouait très bien « au clair de la lune » avec son cul.

- Je te crois pas. C’est impossible, j’ai essayé.

- Mais Robert, il faut un entraînement acharné pour en arriver là ! Tu vas pas jouer du jour au lendemain « Gaby oh ! Gaby ! » Mammouth, c’était comme une diva, il avait beaucoup de tares, mais dans son domaine, c’était un crac.

Et Dubourg renchérit.

- T’as qu’à demander à Welcher qui t’donne des leçons de solfège, comme trouduc, tu trouveras pas mieux ! 

De gros orages avaient chassé l’été indien et radinaient en grands troupeaux, plongeant, par intermittence, la petite classe 58 dans la pénombre, au point que Monsieur Rouvieux s’était proposé d’allumer le plafonnier, quand on avait frappé à la porte. La tignasse afro jaune, reconnaissable entre mille, de la directrice, madame Vigeant, est apparue dans l’embrasure, et en souriant, sa petite bouche peinte a dit : « Restez assis ! » Nous nous sommes retournés comme un seul pour lui adresser un bonjour exagéré, découvrant, derrière elle, un grand échalas timide qui n’osait pas entrer. Il s’est contenté de regarder par-dessus l’épaule de la directrice, cinquante centimètres plus haut. Il a fallu qu’elle le pousse dans la classe, qu’elle lui chuchote des mots rassurants comme l’aurait fait une mère à son enfant rétif. Il tenait un grand cartable en daim vert, dont l’une des bretelles, disjointe, traînait au sol en cliquetant. Personne n’avait feint ni manifesté de surprise. Beaucoup s’en était tenus à des suppositions ou s’étaient fait une raison, sans le moindre regret, ayant déjà oublié le « cas Mokdad » depuis longtemps. Rouvieux les a accueillis avec beaucoup de chaleur. Il semblait lui-même dans un état d’excitation qui montrait qu’il avait compris à qui il avait affaire.  « Je vous laisse faire vous-même les présentations monsieur Rouvieux.» A son passage dans la travée, madame Vigeant, qui ne dépassait pas la taille d’un enfant de dix ans, me donna le sentiment qu’on avait procédé à un échange d’élève, comme ces transfuges qui pullulaient lors de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest. « Au revoir madame ! » avons-nous bêlé en cœur. Rouvieux a adressé un sourire au transfuge, puis l’a fait pivoter vers nous en le tenant par les deux épaules. « Je vous présente Sami, qui vient rejoindre notre équipe. Nous t’attendions avec impatience, sais-tu Sami ? Il y avait quelque chose de radicalement changé dans son allure générale, à commencer par ses cheveux. – Qu’as-tu fait de tes magnifiques cheveux d’or, Sami ?

 On a bien vu, à la façon de remuer la tête, que Rouvieux cherchait une place où caser Sami Mokdad. J’ai maudit fort Robert Navarette, ce jour-là, de s’être mis à côté de moi. Si j’avais pu seulement savoir que Sami viendrait aujourd’hui, je lui aurais fait une petite place et nous aurions pu reprendre là, où la vie nous avait séparés. Il lui a désigné la table où une élève était seule. C‘est alors qu’il y est allé, s’est tenu bien droit devant la table où Muriel Villejoubert, qui n’attendait rien, le regardait bêtement et qu’il lui a tendu la main droite en disant : « Sami Mokdad, enchanté ! » Puis sans attendre qu’elle se présente en retour, lui a serré la pince et s’est assis en croisant les bras.

Sami Mokdad était sorti du bois du Maupas.




En raison d'un mouvement de grève générale de la part de l'ensemble du groupe Baxter, nous sommes en mesure de vous proposer un épisode inédit de la série Sami Mokdad. Vive la sociale !


7


On se retrouve à la récréation, dans un recoin de l’établissement qui abrite une armoire électrique. Quand on est bien adossé contre le mur d’angle, l’un en face de l’autre, on est invisibles. Des questions qui se bousculent chez-moi, plein de choses à lui dire.
- Ça s’est pas trop mal passé avec ton père ?
- Non. Il a compris. 
- Quoi ?
- Ce truc, là, cet esclandre ; ça a déclenché quelque chose chez lui. Il fait beaucoup plus attention à moi maintenant. Et pis ils se sont arrangés ma mère et lui. Ça va mieux entre eux. Enfin tout s’arrange quoi !
- Ah ! Bah tant mieux, parce que chez-moi, ça craint ! Au fait, t’as eu des nouvelles de Mammouth ?
- Il n’a pas perdu son œil, finalement. Son cul non plus d’ailleurs. Il doit péter sur « Je l’aime à mourir » à l’heure qu’il est. Ma mère a tenu que j’aille à l’hôpital Clocheville lui faire personnellement des excuses. Si t’avais seulement vu sa tête, bandée de partout. Même avec ses bandages, j’avais l’impression qu’il me regardait de la même façon qu’à la colo ce verrat. Après mes excuses, ses parents ont décidé de ne pas porter plainte, en tout cas. Et ce salaud qui voulait encore que je l’embrasse, tu te rends compte Jean, du fond de son lit, que je lui donne un « bisou » sur ses plaies ! 
J’ai voulu lui faire impression ; j’ai dit un truc que je ne maitrisais pas encore :
- De toutes façons, t’étais mineur au moment des faits ; Ça peut pas compter !
- Qu’est-ce que tu racontes Jean, t’es toujours aussi drôle toi ! Je suis toujours mineur et toi aussi.
- Comment t’as fait pour arriver à La Bruyère ?
- C’est grâce à toi que je suis ici, mon vieux
- Ah ! non ?
- Bien, oui ! Après cette histoire, j’étais sûr d’aller en pension. Mais quand on est rentré chez nous, à Elbeuf, après quelques jours seulement, je suis tombé malade, le contrecoup sans doute ; je ne mangeais plus. Ma mère était inquiète. Malgré ce que j’avais fait, mes parents auraient tout fait pour me faire plaisir, alors je me suis livré à un petit chantage. J’ai parlé de toi et de ton collège à ma mère puis à mon père, j’ai parlé de la cité de l’Europe, pionnière en urbanisme, des amphithéâtres, d’un club ciné, je leur ai raconté n’importe quoi ! De cours en plein airs, de trucs extraordinaires qui se passaient chez vous, des profs triés sur le volet, d’échanges linguistiques, de voyage en Allemagne ; si mes arguments n’ont pas pris auprès de mon père, ma mère, elle, m’a  soutenu jusqu'au bout et ne l’a plus lâché tant qu’il n’a pas dit oui. Et me voilà ! Mais ça n’a pas été facile, tu sais. Si les Bouguereau avaient porté plainte, alors j’étais bon pour le pensionnat.
- Bah, putain ! Mais qu’est-ce qu’il va dire ton père quand il va se rendre compte que c’est pas le Pérou ici ?
- Il n’est jamais venu aux réunions parents profs, mon père. Alors, ce n’est pas aujourd’hui qu’il va commencer. Et puis, ce n’est pas les eaux troubles non plus ce quartier, hein ? 
- Oui, c’est sûr, je t’avais bien dit…
Pause
- Et … et Félix ?
Je n’avais pas eu le cran de lui raconter la triste fin de Félix de Fréjus à la colonie. Comment le lendemain de son départ, deux hommes, deux agents de la direction départementale de l’action sanitaire et sociale étaient arrivés à la colonie pour lui remettre en mains propres une lettre lui signifiant son renvoi à effet immédiat pour faute aggravée. Comment ils avaient confié à Simon l’intérim de la direction pour la semaine qu’il restait à tirer. Et comment le surlendemain, le pauvre homme avait dû quitter la colonie, sac au dos et prendre tout seul la direction de la gare routière d’Azay Le Rideau à cinq kilomètres de La Ploquinière (Il lui avait été interdit d’utiliser l’estafette qui servait aux sorties sportives et éducatives), pour regagner le Var où il habitait. Je n’aurais jamais pu lui dire comment tous les enfants, dont beaucoup chialaient, l’avait raccompagnés jusqu’à la grille du château, lui, Félix, tenant jusqu’au bout la main de la petite Clarisse, la benjamine de la colonie, en pleurant comme une madeleine. Et je ne pouvais quand même pas lui dire non plus que tout ça, c’était par sa faute. Alors, je lui ai simplement répondu que Félix de Fréjus l’avait beaucoup regretté après son départ, et nous autres aussi.
- Ce pauvre Félix, c’est à lui que je devrais aller faire des excuses. Je n’arrive pas à m’enlever de la tête ce fameux soir où il me tenait fort contre lui, sur le chemin, et comment il avait l’air complètement…terrorisé. Mais tu sais, dans le fond, je ne regrette pas. il fallait que je le fasse ; tu comprends Jean, il le fallait ! Pour André, pour tous ceux que ce gros porc a persécutés, lui et sa bande.
- Mais à toi Sami, à toi qu’est-ce qu’il t’avait fait pour que tu ailles lui balancer un pichet de lait bouillant à travers la gueule ? 
Sami s’est levé sans vouloir me répondre. Il m’a simplement demandé :
- Au fait, il est comment ce Welcher ?
- Méfie-toi de Welcher ; t’es bon en allemand ?
- Ce n’est pas la plus belle langue du monde mais ça va.
- Alors, t’es bon ou t’es pas bon ?
- 15,5 de moyenne l'année dernière.
- Alors il va te laisser bien tranquille, Welcher
- Bon, bah, à toute à l’heure Jean, à la cantoche !
Avant qu’il ne décampe je lui avais fait promettre de m’expliquer ce que ça voulait exactement dire « esclandre ».







Joue-moi !


Crédits : Jack White
Relecture : Snow Rozett



lundi 16 janvier 2023

Sami Mokdad : 3 & 4






Sami Mokdad





 3

Quinze jours, déjà, que nous sommes arrivés ici. Nous occupons le temps en nous languissant dans la répétition des gestes quotidiens et des activités saisonnières ; Nous avons épuisé tous les motifs de fraternité et de vacheries possibles. Bref, nous nous ennuyons. La seule activité pour laquelle j’éprouve encore du plaisir, c’est celle de dessiner pendant des heures en compagnie d’André Breuil. André est un drôle de garçon, un enfant-monstre obsédé par les crayons et le papier. Il est différent. En ce temps-là, ce mot, très à la mode aujourd’hui : « autiste », ne circulait pas comme aujourd’hui, à son aise, dans les couloirs des écoles, dans les vestiaires des gymnases ou dans les dispensaires des colonies de vacances. Quand il s’était présenté avec ses parents devant l’autocar qui devait nous transporter jusqu’à la colonie, ce gros garçon, pourtant soigneusement habillé, montrait déjà un comportement anormal. Il vociférait, laissant échapper des filets de bave de sa bouche qui se tordait sous des grimaces horribles, enfouissant sa grosse tête dans le poitrail de son géant de père en signe de supplication. Ce gros garçon, qui n’avait peut-être jamais été un enfant (à moins qu’il fût condamné à le rester toute sa vie) implorait son père comme si on l’envoyait à l’abattoir :
« - J’veux pas y aller papa, je veux pas ! Je veux rester avec papa et maman à la maison. Je suis bien qu’à la maison ! – Allons André, André, voyons ! Calme-toi, nom de dieu. Tu vas te faire un tas de copains là-bas, tu vas voir. » Sa mère, elle, ne disait rien ; elle semblait gênée que son fils se donne en spectacle devant toutes les familles présentes sur l’aire de départ, devant d’autres parents qui se retournaient sur eux. Mais elle n’avait sûrement pas réfléchi au fait que les premiers juges de l’enfant André Breuil c’était les enfants eux-mêmes, ses présumés futurs camarades. Et rien n’échappe à un enfant qui, confronté à une longue séparation, peut trouver plus malheureux et donc plus faible que lui. J’ai vu des enfants calmes et doux se changer en des crapules en herbe, en des bourreaux accomplis, ou pire encore, en des suiveurs sinistres. Ce matin-là, l’enfant André Breuil, piquant une crise de nerfs dans le giron de son pauvre père qui ne savait plus comment le calmer, avait déjà désigné, parmi tous les enfants qui attendaient l’heure du départ, ses futurs bourreaux.




Le  matin comme l’après-midi, j’étais sûr de le trouver dans la galerie du château, installé au milieu d’un foutoir incroyable, de feuilles volantes sur, comme sous la table, de crayons feutres débouchés, éparpillés par dizaine aux quatre coins, de bouchons orphelins qui traînaient par terre car André n’apportait aucun soin aux choses qu’il appréhendait, pas plus qu’il ne prenait soin de son hygiène corporelle. Dès qu’il était arrivé ici, il avait relégué son bel habit de voyage dans sa grosse valise pour ne plus jamais le remettre et enfiler des vieilles nippes qu’il leur préférait et qu’il portait jour et nuit, car il se couchait toujours tout habillé. André Breuil commentait à très haute voix ses dessins en cours de réalisation, et qu’il achevait seulement que lorsqu’il ne trouvait plus rien à dire dessus. Ses bras et ses mains, ainsi que sa bouche et ses joues, étaient tatouées de couleurs parce que souvent, dans son exaltation fébrile, il cravachait son exécution par des gestes saccadés qui se contrariaient les uns les autres ; et dans ce cas, il ne contrôlait plus rien. Pourtant j’ai vu André Breuil s’appliquer sur son ouvrage comme personne ! Il était profondément inspiré. Quant à se demander pourquoi il ne représentait que des scènes de batailles médiévales, de lances hérissées en faisceaux, de boucliers en triangle, de heaumes de chevaliers, de chevaux vivants ruant dans la bataille, ou morts, transpercés par une lance, le caparaçon les recouvrant comme un linceul, il aurait fallu pour cela le connaître vraiment à fond. Et que dire des morts parmi les guerriers ? Des morts lardés de flèches, écrabouillés sous le galop des chevaux. André soufflait avec sa bouche sur la bataille, sur cette hécatombe qu’il avait lui-même créée, envoyant des postillons sur sa feuille, sur la table et sur moi quand je n’avais pas le temps de me carapater. Il imitait le bruit des canons, le souffle de l’explosion des machines de guerre, n’ayant cure de ses propres anachronismes. Ce qui l’amusait, je crois, c’était de bombarder son dessin de toutes ces couleurs vives et bariolées qu’il avait observées dans des magazines ou des livres de chevalerie. Hommes, armures, oriflammes, chevaux, machines de guerre, tout cela avançait en un seul front, d’une seule force. Ses dessins étaient des projectiles infernaux qu’il lançait dans les rangs de ses propres ennemis, ceux-là même qui le persécutaient. Au plus fort de cette débauche physique, il se mettait à transpirer ; il puait à tel point que je répugnais à l’approcher. Cependant, je l’encourageais à montrer ses dessins à Simon, à Beatrice, l’infirmière du dispensaire tellement douce avec lui, jusqu’au directeur, Felix de Fréjus, qui ne tarissait pas d’éloge concernant l’art d’André Breuil. Ça le rendait fier et joyeux. Sami passait souvent nous voir dessiner. Il nous regardait faire, lui, silencieux et attentif. C’était peut-être le seul domaine qui lui échappait vraiment, car Sami Mokdad ne savait pas dessiner. Il m’enviait de posséder un tel don. C’est pourquoi, j’en tirais une petite vanité. J’avais l’impression, grâce à ce seul petit avantage sur lui que je méritais son attention, sa camaraderie. Je crois aussi que nous étions, Sami et moi, les seuls enfants de la Ploquinière qui prêtions attention à André Breuil. Un après midi, que je m’étais mis en tête de dessiner des scènes de bataille, tout comme lui, il avait attendu que je termine, puis avait saisi mon dessin et l’avait observé avec un grande grimace, qui voulait dire un sourire, et m’avait arraché de ma chaise, puis, avec une force extraordinaire, nous avait hissés tous les deux sur la table, d’où il s’était exclamé, en levant nos bras comme des vainqueurs  « Les héros du dessin ! » Hélas pour André et moi, cette scène retentissante s’était déroulée en présence de petits témoins malveillants qui la rapportèrent au chef, qui n’en demandait pas mieux. Ce fut pour moi, dans une bien moindre mesure, bien sûr, le début des emmerdements. Quant à l’enfant André Breuil (qui n’était déjà pas épargné), il ne se passa plus un jour, depuis cette effusion, sans qu’il soit harcelé, insulté, et battu. Peut-être dessinait-il pour écarter les maléfices qui l’oppressaient ; peut-être que toute la violence contenue dans ses dessins était-elle destinée à s’opposer magiquement à toutes celles, bien réelles, qu’il devait affronter, sans répit, dans sa vie difficile et malheureuse ?




4


Félix de Fréjus avait dix idées par jour. Il les abandonnait très vite jusqu’à ce qu’il tienne la perle ; celle qui serait vraiment innovante. Il instaura donc la « Journée à l’Envers », qui consistait, pour l’ensemble de la colonie, à vivre le temps à rebours, pendant toute une journée. Se lever le matin et se mettre à table pour dîner. Pas question de rester en pyjama, au contraire, il fallait mettre nos vêtements les plus soignés, parce qu’ensuite, le directeur avait prévu une surprise, une fête avec lampions et guirlandes que nous avions confectionnés tout au long de la semaine. Le déjeuner évidemment restait le déjeuner, histoire de souffler un peu et de garder le meilleur pour la fin. Mais le plus drôle pour les filles et les garçons de La Ploquinière, c’était de s’imaginer prendre un petit déjeuner avant la nuit, et de se retrouver à danser en pyjama dans la galerie, au rythme des chansons des Boney M ou d’Abba ; l’excitation était à son comble, sauf pour deux d’entre nous : André Breuil et Sami Mokdad. André adorait manger. Mais il mangeait comme il dessinait : en débordant. Sami s’était renfrogné depuis ce coup du bigophone du paternel, il était irritable et considérait cette journée comme, je le cite : « un truc complètement débile sortie du cerveau d’un imbécile.» Déjà au réveil, il avait refusé de jouer le jeu, de mettre des habits de fête, mais pour ne pas trop attirer l’attention sur lui, il s’était vêtu de son bermuda rouge habituel et d’un tee-shirt gris floqué en lettres blanches du sigle UCLA. Il s’était chaussé de ses éternelles baskets rouges. Les choses allaient bon train, tout s’ordonnait selon les lois naturelles ; les petits s’amusaient comme jamais, Mammouth harcelait André en le frittant à l’endroit de ses coups de soleil, lui arrachant des plaintes de cochon qu’on égorge, cris qui alertaient Simon, lequel s’occupait aussitôt du pétomane, en lui bottant allègrement son gros cul et en lui décochant quelques beignes derrière le pois qui lui servait de tête. 




Il est possible que dans la nature certains principes qui n’ont pas été créés pour fonctionner de pair soient accidentellement confrontés. On peut craindre alors que ces antagonismes, à force de se frotter, finissent par s’anéantir. Sami n’avait cessé d’observer André ces deux dernières semaines. Au début, je croyais que c’était pour ses dessins, mais je m’aperçus bien vite que c’était pour André lui-même. J’observais Sami Mokdad à la dérobée, observer André Breuil le martyr, et jamais encore je ne lui avais vu une telle expression sur son beau visage, expression faite de pitié et de terreur mêlées. André Breuil était ce que la vie avait décidé pour lui : un garçon solitaire, souffrant de l’âpreté d’une réalité non conforme à la sienne, un épouvantail dressé pour attirer le malheur comme le paratonnerre attire la foudre. Sami, lui, était tout le contraire ; Il était béni des dieux. Toutes et tous l’auraient voulu pour ami, pour frère ou pour amoureux. Mais ce soir-là, à l’heure du petit déjeuner, il fallait que Sami Mokdad, le meilleur d’entre nous, tombât en disgrâce. Il n’est pas bon pour le vertueux de vouloir se mettre trop souvent à la table du paria.

On avait appelé tous les chefs de table aux cuisines pour aller chercher le lait chaud, et naturellement Mammouth et Sami, en cette qualité, s’étaient levés de table à leur tour, quand tous les gamins se foutaient les uns des autres à cause de leurs pyjamas trop petits ou trop grands et même parfois carrément douteux. Mammouth avait attendu que Sami passe à sa hauteur pour le prendre par le cou. C’était presqu’affectueux, bien que personne n’y croyait. Mammouth n’avait pas un seul ami en ce monde. Sami l’avait repoussé avec fermeté mais l’autre, excité par cette résistance, était venu frotter son bas ventre contre les fesses de Sami qui s’était écarté en lâchant un « Fous-moi la paix gros porc ». Il régnait alors un tel boucan, que peu d’entre nous y firent attention. Mammouth ricanait en retenant les bords de son pyjama qui glissait, laissant entrevoir sa bedaine rose Olida. Ils entrèrent dans les cuisines pendant que les premiers servis en sortaient, portant à deux mains les grands brocs qui vomissaient du lait sous le coup d’une maladresse. Impatients, nous commencions déjà à boulotter nos brioches nappées de gelée de coing quand on entendit des hurlements qui provenaient des cuisines. Tous les adultes avaient voulu se lever mais étaient restés à leur place comme pétrifiés. Seul Félix de Fréjus s’était précipité, croisant Sami qui sortait des cuisines, les yeux chauffés à blanc, épouvantés,  pour aller dans la direction du parc. Beaucoup s’étaient levés de table pour le voir disparaître au moment même où il dévalait le coteau. Félix de Fréjus, en pyjama rayé rose, s’était lancé à sa poursuite en se débarrassant de ses mules qui l’entravaient. Sami s’engageait déjà sur le sentier forestier quand Félix le rattrapa en le saisissant par les épaules. 

«  - Parle-moi Sami, qu’est-ce qui t’a pris ? Sami, Sami, pourquoi t’as fait ça ? Répond ! »

Sami n’avait rien dit. Félix pleurait en le maintenant serré entre ses bras ; il pleurait et répétait sans cesse « - Non, non, pas toi Sami, pas toi, mon dieu, pas toi ! » Sami s’était dégagé de son étreinte et se maintenait à bonne distance, quand Félix avait crié. - Tu aurais pu le tuer Sami. Si tu voyais son visage ! Il va sûrement y laisser un œil, Sami, tu te rends compte ? Et Sami s’était retourné vers Félix de Fréjus en hurlant « - Je m’en fous, qu’il crève ce porc, je ne veux plus qu’il me touche, plus jamais ! »

La nuit emportait Sami Mokdad, tandis que Félix de Fréjus, anéanti, revenait vers le château, vers la lumière des lampions, faisant le geste d’ouvrir les bras pour inviter les enfants à regagner le réfectoire et leur place à table, afin que cette journée à l’envers s’accomplisse jusqu’à son terme. 

J’entends encore le gros broc rouler dans un bruit de ferraille et venir cogner contre la plinthe en céramique. Je revois encore le bourreau qui gisait à terre en râlant aux pieds nus d‘André,  qui pataugeaient en grimaçant dans la blancheur immaculée.





 jouez-moi !

                                       


Crédits : Daniel Johnston

Relecture : Snow Rozett

mardi 10 janvier 2023

Sami : Début

 




SAMI MOKDAD

 

1 



Qui n’a pas rencontré Sami Mokdad n’a aucune idée de ce qu’est la Grâce. Sami nous est apparu pendant l’été, au cours d’une colonie de vacance à Cheillé, tout près d’Azay Le Rideau. C’est par pur hasard que j’ai fait sa connaissance, alors que nous étions des gosses âgés de 11 ou 12 ans. C’est pour cette raison que je me permets d’affirmer que quiconque n’a pas rencontré Sami Mokdad pendant cette période si courte mais si aventureuse de la vie, ne trouvera jamais le chemin de la grâce.

Pour contenir la grâce, il faut un château. Mettons-le au cœur de la forêt de Chinon ; C’est encore plus beau si ce château a été construit sur les terres d’un ancien fief « Le manoir du Maupas » ! Et déjà, le conte se nimbe d’un orbe mystérieux. C’est un domaine dont le Maître acquiert, très tôt, des terres et un moulin. Au XVI ème siècle, on lui flanque, en contrebas de la tour, une fuye, c’est à dire un joli pigeonnier courtaud et gras. Voilà le château de La Ploquinière. C’est un lieu de rassemblements d’enfants défavorisés depuis 1874, année où ont été créé les premières caravanes scolaires. Puis ce fut le temps des préventoriums, fut un temps encore un lieu de rassemblement de cheftaines, puis une colonie de vacance classique. C’est dans ce pigeonnier, qui servait désormais de réserve à outils et de garage à vélo que j’ai parlé pour la première fois à Sami Mokdad ; disons que je n’avais pas trouvé mieux pour l’aborder que de lui demander : « tu fais quoi ? » chose qui tombait sous l’évidence : il changeait la clavette d’une manivelle sur un vélo endommagé, comme on enfile ses chaussettes le matin. Comment vous le décrire ? Vous parler du trait lumineux de Milo Manara, ou bien peut-être, devrais-je faire allusion aux personnages des romans d’éducation allemands, comme ceux de Mann ou de Musil, préférant, de loin, évoquer Törless et Jacob Von Gunten plutôt que Tonio Kröger et Tadzio ?


Mais non ! Ca ne va pas. Mokdad est un nom qu’on psalmodie avec le cœur et Sami avait le type oriental, c’est à dire le teint hâlé et le nez légèrement épaté, comme l’ont la plupart des natifs du croissant fertile. Il aura surement dû me parler d’un grand père né au Liban, dans une petite ville de pêcheurs. Je l’observais, moi, collé dans l’embrasure de la vieille porte, lui, tout absorbé par sa mécanique. Il avait des gestes sûrs et précis. Il était grand pour son âge, avec un visage rayonnant et des boucles blondes… une silhouette élancée. Il n’avait pas frotté ses mains pleines de cambouis à son pantalon comme je l’aurais fait, moi, mais pris son temps pour dégotter un chiffon et un bidon de térébenthine pour achever définitivement son travail. Il m’avait dit : «  - C’est fait. Mais il est bien trop petit pour moi. Il te conviendrait mieux à toi.  Viens, on s’en va ! L’équipe des grands organise un match. » Sur le chemin du terrain improvisé, il m’avait demandé avec quelle équipe j’étais, parce qu’il ne m’avait encore jamais vu à la colonie. Je pensais que c’était normal de ne pas m’avoir remarqué, pour la bonne raison qu’un garçon comme moi n’avait rien de remarquable, c’est tout. C’est comme le prestige, ça ne se commande pas. Lui, je l’avais déjà repéré sans jamais oser l’approcher. Je lui répondis que j’étais dans l’équipe de Simon, le mono à la montre à quartz (chose que était encore rare en ce temps) - Tu sais jouer au foot, au moins ? Si n’importe quel mecton m’avait posé cette question, je l’aurais envoyé sur les rosiers comme disait mon patriarche ; mais c’était lui qui me la posait : Sami Mokdad. Chose, cependant, à ne jamais demander à un minime. Mon frère et moi jouions tous les jours, à n’importe quelle heure, sur n’importe quelle surface, et à force, nous étions devenus re-dou-tables, moi avec ma pointe de vitesse et mon jeu de tête tout britannique et Le Boub, mon frère, avec ses dribbles couillonnants et ses tacles glissés sur mesure. Mais c’est par cette question anodine que je pénétrais aveuglément au cœur de la nébuleuse fantastique mais rassurante créée par Sami Mokdad.


Le premier fait marquant qui me fit croire que ce gars-là devait sûrement venir d’ailleurs eut justement lieu au cours de l’une de ces parties sauvages de balle au pied. Je ne jouais pas ce jour-là (prétextant un genou douloureux) afin d’observer Sami et son style privilégiant l’esquive et le va et vient à te rendre chèvre. La partie était déséquilibrée, tant « les grands » et parmi eux leur chef « Mammouth », ne pensaient qu’à allumer les plus jeunes avec le ballon ; certains l’avaient déjà pris dans le ventre, d’autres dans la gueule, et leurs rangs se décimaient à vue d’œil. Quand, stupeur générale ! Le ballon vint à être projeté à l’extérieur du parc du château, profitant d’un trou dans un grillage éculé pour atterrir au fond d’anciennes douves. La profondeur du trou accusait bien six bons mètres. Un petit zélé s’enhardit en criant « je tente ma chance ! » et s’y engouffra sans se méfier. A peine avait-il franchi les premiers buissons d’épines qu’on l’entendit rouler bouler en braillant et on le vit remonter en se tenant la guibole autour de laquelle il avait enroulé un mouchoir pouilleux. Autant dire qu’il fut méprisé et rembarré par la plupart des joueurs, car il était revenu sans ballon. C’est à ce moment précis que nous avons tous entendu Mammouth dire : - Sami, s’te plaît ; va nous le chercher !

-        Non ! 

-       Sami, mon Sami, s’te plaît !

 « Mon Sami s’il te plait ! » Comment ce gros lard pouvait-il s’imaginer obtenir la moindre faveur de Sami et que pensez-vous de celle d’aller chercher le ballon au fond des douves à six bons mètres sous l’esplanade du château ? Il n’avait qu’à bouger son gros cul et descendre lui-même le chercher son ballon, s’il y tenait tellement ! Mais non, Sami nous gratifia d’une moue dubitative (qui lui restera toujours), avant de disparaître, à son tour, dans le trou. Il ne fallut que quelques minutes pour que le ballon revienne rouler sur le terrain comme s’il avait retrouvé son chemin tout seul. Lui, était remonté bien après, si bien que nous nous étions tous inquiétés et Mammouth le premier. – Sami, Sami, t’es là ? T’es encore vivant ? Réponds merde ! On avait entendu un léger souffle, puis il nous était réapparu, la face bien griffée par les buissons d’aubépines. Tout le monde avait applaudi et « Mammouth », qui n’en revenait toujours pas d’un tel self-control, avait pété très fort, comme à son habitude, pour célébrer l’évènement (c’est pourquoi on l’appelait Mammouth, à cause de la déflagration qui sortait, à volonté, de son cul, et qui rappelait les pétards du même nom qu’on s’achetait par dizaines à l’épicerie). Sami avait seulement fait un léger signe de la main pour annoncer qu’il quittait la partie et s’était éloigné en direction des dortoirs.

Après son départ, nos corps étaient restés en suspension. Nous étions désœuvrés, en attente de quelque chose qui ne venait pas ; que la partie reprenne, par exemple ; mais elle ne reprit pas. Quelques-uns regardaient encore dans la direction qu’il avait prise avant de tourner au coin de l’aile du château en espérant que, peut-être, il réapparaîtrait. D’autres restaient là, la tête baissée, tout en passant près du ballon, sans y faire attention, puis se mettaient à shooter dans les marrons qui jonchaient le sol. Deux, parmi les plus jeunes, faisaient la brouette, l’un empoignant les guiboles de l’autre comme des brancards et l’autre avançait, se servant de ses mains comme d’une roue, en poussant des cris de faune. Mammouth, lui, avait fait mine de  frapper très fort dans le ballon, puis s’était rendu tout près du trou, par lequel Sami était passé, puis il était resté planté là pendant une éternité.

J’étais toujours assis sous le marronnier vénérable, fixant le ciel. L’air du soir qui montait, semblait s’être figé à quelques mètres du sol et les ailerons des martinets commençaient de fouetter tout le vide qu’avait laissé Sami en partant, entamant un ballet gracieux, tantôt en formation serrée, tantôt se dispersant sur le dos. La grosse cloche avait sonné l’heure du dîner et nous nous étions longtemps rassemblés en silence devant le réfectoire quand la colonie des martinets noirs s’était déjà mise à table depuis longtemps, sans autre cérémonie que celle de leurs cris d’alarme.




2

 

Les colons allaient souvent marcher en troupe dans la vallée du Maupas. La marche en forêt et son corollaire (édification d’une cabane, course d’orientation, identification des espèces sylvestres et l’incontournable gamelle) constituait la principale distraction d’extérieure que l’équipe d’animation avait à proposer aux enfants. Quand la chaleur était insupportable on allait se jeter dans l’Indre qui ne coulait pas loin. C’est au cours de l’une de ses promenades, près du ruisseau du Doigt, que j’eus cette discussion décisive avec Sami Mokdad. Il était maussade depuis plusieurs jours, depuis cette conversation téléphonique qu’il avait eue avec son père, dans le bureau du directeur, Felix de Fréjus

-       Dis Sami, t’habites où ?

-       A Elbeuf, en Normandie.

-       C’est loin ?

-       Très loin d’ici. Mais une fois que la colo sera terminée, je n’y retournerai pas.

-       Tu vas aller où ?

-       On va déménager. Mon père cherche une maison dans la région de Tours. C’est pour ça que je suis ici, parce qu’il n’a pas le temps de s’occuper de moi.

-       Et ta mère, elle est pas avec lui ?

-       Non. Elle est restée avec mon frère et ma sœur à Elbeuf. Ils sont en instance de divorce, tu comprends ?

-       Oh oui ! Je connais ; mes parents aussi, y se sont séparés. Au début, tout allait bien tant qu’y  zétaient plus ensemble. On était bien mon frère et moi à Amboise avec ma mère. On rigolait. Puis un beau jour, patatras ! Ils se refoutent ensemble ! Re-déménagement – retour à la case départ. Et nous on croyait avoir fait nos adieux aux copains de Tours pour toujours. Du coup, plus de copains d’Amboise. Mon p'tit frère et moi on voulait pas partir. La honte quand on s’est retrouvés dans la cour d’école deux ans après. Qu’est-ce qu’on a pleuré mon frère et moi.

-       C’est la vie ! Mais au moins, tes parents se sont réconciliés, eux. C’est courageux je trouve, après deux ans de séparation.

-       Tu parles, Charles ! Ils ont remis ça !

-       Comment, ça ?

-       Ça leur manquait trop de se foutre sur la gueule.

Pause

-       Tu passes en quelle classe ?

-       En cinquième.

-       Comme moi. Tu sais déjà dans quel collège tu vas aller ?

-       Pas encore, mais mon père s’en occupe. Et quand mon père s’occupe de nous placer quelque part, ça ne traîne pas en général. Il aimerait m’inscrire dans un bon collège avec de bons profs ; il veut le meilleur pour moi. C’est quand même  un comble !

-       Moi j’en connais un, un bon collège !

-       Lequel ?

-       Le mien, c’est le meilleur !

-       Tu m’as dit l’autre jour que t’habitais les « Eaux Troubles ». C’est dans le même quartier qu’il est ton collège ? Parce que ça risque de ne pas plaire du tout à mon père, les eaux troubles.

-       Mais non ! On l’appelle comme ça pour rigoler, mais c’est pas son vrai nom. C’est le prof de maths qui lui a donné ce nom, parce qu’il savait pas qu’il existait avant d’y arriver. Son vrai nom c’est le quartier de L’Europe. C’est grand l’Europe, c’est le prestige ; ça peut plaire à ton père, ça, le prestige ?

-       Sûrement, sûrement… Et ton collège, il a aussi un surnom ?

-       Aucun. C’est le collège La Bruyère, c’est tout. Il est pas grand mais il a deux amphithéâtres ! C’est bon pour le prestige ça ! Ç en rajoute !

-       De toute façon, c’est pas moi qui décide, alors inutile de rêver.

La nuit venue, dans le grand dortoir des garçons, je n’avais cessé de penser à ma discussion avec Sami au bord du ruisseau du Doigt. Et j’étais rassuré. Finalement, Sami était comme nous, je veux dire comme tous les enfants de mon quartier. Et s’il était à la colonie de la Ploquinière, c’est que lui aussi, était un enfant défavorisé, malmené, comme nous autres, par cette chienne de vie ; autant dire : une victime de l’incompétence de ses géniteurs. Notre conversation avait été interrompue par Simon, le moniteur à quartz, qui avait insisté pour que nous l’aidions à récupérer les chasubles qui avaient servi à départager les deux équipes d’une chasse au trésor où il s’était agi de retrouver le soutien-gorge de Patricia, la monitrice de Sami, lequel, tout naturellement, n’avait pas traîné pour mettre la main dessus en premier, bien qu’il fut caché sur la grande chemise hawaïenne de Simon, qui n’avait pas hésité à l’enfiler comme l’aurait fait une femme, pour éviter une boursouflure qui aurait trahi sa présence. Comme je m’étais empressé de lui demander comment il s’y était pris pour le trouver avant nous tous, et par quels indices il y était parvenu, il m’avait simplement répondu que Patricia portait le même parfum que sa mère. Je pensais que son odorat était au moins aussi puissant que celui de ma chienne Britt ; quand à Patricia, sa jolie monitrice, elle avait félicité Sami en lui caressant ses beaux cheveux couleurs de miel, lui disant d’une part, que comme détective, il en imposait autant que Sherlock Holmes et Miss Marpple réunis, et que d’autre part, dans un domaine plus prosaïque, il irait très loin.




 ! Délos, aujourd'hui mardi 10 janvier - Je me suis couché, la nuit dernière, avec l'idée saugrenue mais fixe, de mettre un visage sur le souvenir de Sami Mokdad, et finalement, c'est une chanson qui m'est venue à l'esprit, une chanson de Tim Buckley. Et le visage du song writter californien m'est apparu comme une évidence, qu'il était le seul pouvant s'approcher de ma propre réalité ; il suffisait seulement de ne plus songer à ce visage d'enfant que j'avais connu jadis et qui n'existait plus. Ainsi, apaisé, je pouvais m'endormir tranquillement ; enfin c'est ce que je croyais ; car au bout du compte, c'est la chanson de Tim Buckley qui m'empêcha de dormir !






Jouez-moi svp

                    
Crédits : Tim Buckley

Relecture : Snow Rozett



A SUIVRE