Rappelle-toi minot
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Le lendemain, malgré l'esprit vengeur qui habitait toujours le Boub, mes désirs de razzia fraternelle s’étaient mués en un espoir virginal. Je voulais croire en cette histoire, je voulais croire en Richee et en Suzanne. Le Boub, lui, non. Je voulais croire que mémère s’était renseignée, qu’elle avait essayé de connaître, auprès de Man, les goûts de Richee en matière de musique. J’avais même idéalement rêvé que Suzanne l'avait invité, en secret, pour lui tirer les vers du nez, vu qu'il était bien difficile de savoir sur quel pied danser avec le garçon, qui était passé du disco au hard rock le temps d'une saison sèche. Richee avait une capacité inouïe à brouiller les pistes. Il vomissait la musique disco depuis sa rencontre avec les frères Young et le chanteur Bon Scott, au sein d’une des plus iconiques formations de heavy metal de l'histoire de la musique. Maintenant, il se laissait pousser les cheveux, agitait la tête dans un mouvement pendulaire frénétique en compagnie de ses semblables sur "Antisocial" ou "Run to the hills". Lui et ses copains avaient naturellement inventé, en même temps que 300 millions d'autres jeunes zombies, le air guitar. J’imaginais que celui qui, dorénavant, enfilait ses pantalons "Obélix" avec un chausse-pied, avait eu la bonne idée d’apporter à Suzanne un peu de documentation, des photos de fanzine, où figuraient des êtres hirsutes peuplant des régions infernales décrites par Jérôme Bosch. On espérait sincèrement le meilleur pour lui, mais Richee s’était tiré du pajot d'un mauvais pied. Quand Man, au petit déjeuner, tout sourire, dégaina le cadeau de Suzanne-pour-son-petit-Richard, il jeta à peine un œil sur le paquet. Il bailla verticalement un : « quoi, un cadeau de la vieille, pour moi ? Pas vrai ! » Et il repartit avec, se renfermer dans la chambre qu’il partageait avec Tonton, qui lui, préférait de loin le disco, «à cette musique de burgondes».
Jouez-moi !
Nous attendions fébrilement la réaction du favori des loups-garous et du diable de Tasmanie. Et elle ne tarderait pas à venir. Graduellement, nous entendîmes monter une plainte de brebis entravée qu'on allait tondre ; la voix de Richee passée à la moulinette de l'inquisiteur : « Putain de vieille bique ; j’en étais sûr ! Pas foutue de faire la différence entre un hell’s angel et une tarlouze ! Tiens, voilà ce que j’en fais de ta merde… » On entendit un choc contre le mur, puis plus rien. Le Boub affichait déjà son sourire moqueur, d’un qui ne s’était sûrement pas trompé ; le présent de Suzanne ne pouvait être qu’un cadeau empoisonné ; qu’une méprise. Encore fallait-il savoir à quel point la vieille bique s’était fourvoyée. Nous profitâmes, le Boub et moi, qu’un Richee plus maussade que jamais, demanda la permission de sortir rejoindre ses copains sous le porche de l’immeuble (Man se garderait bien de le frustrer davantage) pour visiter la chambre-mortelle, à la recherche de l’objet du litige. Bouboule s'était déjà mis à plat ventre sur le matelas, pendant que je cherchais sous le lit. C’était plein de moutons de poussière et de toiles d’araignée là-dessous ; le ménage n’avait pas été fait depuis l’invention du Rock and Roll. Je l’ai !, cria le Boub, brandissant victorieusement une cassette dorée ! Nous jubilions.
Et tout ça parce qu’il avait les cheveux longs ! Suzanne était une victime de plus des histrions du divertissement de masse. Je fis remarquer à mon benjamin hilare, qu’à sa décharge, une vieille dame comme Suzanne pouvait mesurer en toute franchise le degré d’iconoclastie d'un "artiste" à la longueur du cheveu, et qu’en l’occurrence, Patrick Juvet avait le cheveu blond (couleur du maléfice) et suffisamment long pour tromper tout son monde ; que sur le papier glacé, il n’y avait aucune différence entre Jon Bon Jovi, Eddie Van Halen et Patrick Juvet. Ils avaient tous ce même air ahuri. Ouais, ouais, avait acquiescé Bouboule. C’est vrai qu'y s'ressemblent.
Je faisais l’inventaire des titres figurant sur la jaquette, quand j’en découvris un qui nous servirait, à l’avenir, de botte imparable aux assauts venimeux de notre frère aîné. Hé Boub, fis-je, et si on l’écoutait celle-ci ? Laquelle ?, demanda Bouboule, et je mettais le doigt dessus : celle-là ! Et Le Boub lut à haute voix : « Rappelle-toi minette... Oh ! La honte, le gars » Nous étions déjà parvenus à un degré de nervosité sans précédent, le Boub ayant eu un mal de chien à insérer correctement la cassette dans le logement du magnéto, tant il était secoué par un séisme épileptique. Enfin, dans cette chambre en désordre, seulement traversée par une frontière invisible, qui délimitait la partie appartenant à Richee et celle appartenant à notre oncle, nous fîmes jouer la chanson de Patrick Juvet, tirée de sa cassette d’or : "Rappelle-toi minette "
Rappelle-toi minette, c’était jour de fête
Si tu m’entends, répond moi
Rappelle-toi Minette, j’ai posé ma tête
Sur tes longs cheveux dorés,
Je t’ai pris la main, puis on a marché dans les jardins
On a fait l’amour, tu m’as répété deux fois à demain
Ô boy ! On s’était fait sortir de la chambre à coups de pied dans le cul. «Aïeaïeaïe!» On s’était carapaté sans demander notre reste, tandis que la musique jouait encore : « rappelle-toi… » Depuis lors, nous nous étions postés en sentinelle dans le couloir, à l’affut d’une nouvelle charge de l'animal blessé. Quand la vilaine musette fut terminée, Richee qui semblait arranger son coin de chambre sans se préoccuper de ce qui sortait du magnétophone, laissa dérouler le titre suivant. Quand Patrick Juvet entama « les bleus aux cœurs », un curieux silence s’abattit sur la chambre ainsi que sur nous et, la chanson s’installant durablement dans l’atmosphère, je compris que Richee n’avait pu réprimer un sanglot. Mais pour quelle raison pleurait-il ? Une chanson aussi idiote que celle-ci avait-elle le pouvoir de pommader les cœurs, même les plus endurcis ? Pour le Boub, il n’y avait pas de question : nous le tenions, un point c'est tout ! A la prochaine atteinte à notre intégrité physique et psychique, il y aurait droit ; on lui chanterait : « rappelle-toi minette ! », pour bien lui rappeler son déshonneur de hardos déchu par une vieille taupe. Quant à moi, bien plus tendre que mon diable de frangin, je pensais que Suzanne avait fait le malheur de Richee. J’avais parlé à Man de cette fois où j’étais sûr de l’avoir entendu pleurer sur « des bleus au cœur » (alors que le Boub le niait) et la vérité nue ne tarda pas à surgir . Man m’avait choisi pour faire toute la lumière sur l’état dépressif du pauvre Richee. Elle ne tenait pas à notre présence à tous les deux pour nous l’expliquer, car elle savait, qu’associés l’un à l’autre, nous pouvions devenir de véritables démons. Elle me révéla que son Richard était tombé gravement amoureux d’une fille de son lycée technique. Elle se prénommait Bérangère et voulant lui avouer sa flamme, le ballot l’avait entreprise d’une façon extrêmement maladroite, voire tragique ! Man ne tenait surtout pas à me la détailler ici, de peur que nous utilisions ces révélations à de mauvaises fins. J’appris que les conséquences de cette maladresse avait conduit Richee à prendre un méchant râteau, comme on dit dans le métier, la Bérangère l’ayant éconduit sans aucun ménagement : « La p’tite salope ! », aurait dit Papa, s’il avait su. Mais il n’y avait que Man qui savait, et nous autres maintenant, aussi hélas. Richee s’était effondré dans les bras de Man, laissant couler toutes les larmes de son corps. Il resterait longtemps le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, ce prince qui a quitté son trou sous un éboulis.
Miodrag Djuric dit Dado, scène d'amour en banlieue -1955 |
La chanson mièvre de Patrick avait entraîné notre obstiné de frère par le fond, à bord d'une épave nommée : Déréliction. Mais Richard devait s'en remettre, il le fallait, au nom de l'équilibre de notre famille ; comme le disait judicieusement Papa : "toi qui nous prépares un bon CAP d’ajusteur tourneur, c’est enfin le moment de mettre à profit toutes les nouvelles compétences que tu as acquises sur le tas. Il ne te reste plus qu’à t'ajuster à cette fâcheuse situation et à tourner la page."
Il se produisit quelques fois, où le Boub et lui se croisèrent entre deux portes et que le jeune freluquet osa pousser la chansonnette au nez et à la barbe du transi. Mais contre toute attente, Richee accueillit les frasques du malin en souriant, en lâchant simplement un "pauv'débile !" Puis, avec cette voix d'outre-tombe, qu'il adoptait souvent depuis qu’il avait joué dans l’exorciste, il nous prédit, à tous les deux, que notre tour viendrait bientôt, que Suzanne tiendrait sûrement à nous le faire, à nous aussi, ce cadeau à la con, dont elle avait le secret et qu’il fallait nous préparer à étoffer notre répertoire musical si on voulait lui rendre la tâche plus difficile. Ainsi, nous aurions peut-être la bonne surprise de nous voir offrir un Daniel Gérard à la place de Bob Dylan ou les Gold à celle des Genesis, si Dieu prêtait vie à notre Suzanne, le temps de mettre en orbite quelques hit-parades supplémentaires autour de la Terre.
Relecture : Snow
Féroces les gosses ! Entre Gogol et Juvet je choisis Patrick...
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