samedi 1 juillet 2023

Radio Baxter # 11 : Le sang des pierres

 


        Derrière la porte rouge                                 1985 - 1989   




Jouez-moi !


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Le sang des pierres


 

Bartt marchait sans la moindre assurance dans ces rues de la Ville qui l’avaient vu grandir. Il détestait s’imposer chez les gens, et même quand il y était invité, ça le rendait malade de se retrouver nez à nez avec une porte derrière laquelle personne ne s’attendait plus à le voir à cette heure car il avait pris cette étrange habitude d’inventer d’improbables détours avant d’arriver à destination. Il pouvait donc rester planté devant la porte de longues minutes avant de se décider à frapper sans la moindre conviction. La seconde fois qu’il rendit visite à Nesterenko, il s’était mis en tête, dès l'arrivée devant la porte rouge, d'attendre que la musique atteigne le climax d’une montée chromatique pour frapper enfin, si bien qu' il n’entendit même pas le locataire qui braillait, essayant de passer outre les décibels pour l'inviter à entrer. 


                 
                         Egon Schiele La chambre de l'artiste  1911


                          
                                                                                                                             Frantisek Kupka The yellow scale  1907 


La chambre meublée ne devait pas faire plus de 5 m2. Le lit occupait la partie majeure. A côté, une commode où était posé le cendrier et un paquet de Gitanes, ainsi qu'un réveil de voyage, puis, au bout du lit, une petite table qui aurait pu servir à prendre des repas mais qui était encombrée de bouquins et de disques.  Il y avait enfin un lavabo qui servait à tout : à la toilette, à la vaisselle, et à pisser dedans quand Nesterenko ne se voyait pas sortir sur le palier pour aller affronter les froids rigoureux (cette nuit le mercure était retombé à -15), et puis, il y avait cette étagère au mur, au-dessus du lit, au-dessus de la table, au-dessus du lavabo ; au-dessus de tout ! Et qui supportait le magnétophone, aux allures de ghetto blaster, ainsi que les œuvres littéraires et musicales préférées du moment; deux Bouddhas pesant qui servaient à caler les ouvrages, des photographies de génies disparus depuis bien longtemps, et non identifiées par notre visiteur…



Il n’y avait pas de papier peint, ou Bartt dit ne pas s’en souvenir, seulement cette chose qui occupait tout l’espace comme un corps fantomatique qui grandissait chaque jour dans la chambre, une forte odeur de tabac brun mélangée à celle du chocolat au lait. La musique qui s’échappait de ce meublé sentait la gitane et le Toblerone. Et chaque fois qu’il descendait au sous-sol, Bartt était non seulement guidé par la musique qui sortait du ghetto blaster mais aussi par ce subtil mélange. Quand la minuterie flanchait, il livrait ses narines qui le guidaient vers la porte rouge, sous laquelle s’échappait un puissant rai de lumière. D’une visite à l’autre, il lui semblait que la musique s’émancipait comme une forme vivante, autonome. Il ne pouvait pas se prononcer quant à savoir si ça lui plaisait ou non ; il n’en était pas encore là mais il avait la nette sensation que la musique l’accueillait selon ses propres rites, sinon, ses propres humeurs. Si par hasard, celle-ci était enjouée, Bartt pouvait néanmoins découvrir Nesterenko prostré sur son lit, un livre de poche ouvert sur la tête, posé comme un chapeau. Ou, au contraire, il était capable d’accueillir Bartt tout en fumant, assis sur l'unique chaise cannée de la chambre, en ricanant et conspuant sans ménagement la mezzo-soprano qui chantait l'air tragique de Dalila, « mon cœur s’ouvre à ta voix », tranchant avec cette conclusion imparable : Tu vois, Dalila Judith et Salomé, cosi fan tutte; toutes les mêmes et "bien dégagé derrière des oreilles !"  


Gentileschi Artemisia   Judith & Holopherne   Vers 1613





                   
              





Andrea Solari  Salomé   1520




                
                







Cranach le Jeune
 Samson & Dalila (détail)    Vers 1537 



         


 

   
                                 
Les grands froids durèrent des semaines, durant lesquelles Bartt avait dressé un premier inventaire du trésor de Ernst, un surnom qu’il avait trouvé pour Nesterenko. Il y avait sur sa table, outre des œuvres pour piano, comme les rhapsodies hongroises de Franz Liszt, des symphonies, la forme qu’Ernst affectionnait parmi toutes celles qu’offrait le spectre de la musique classique.  La symphonie N°9, dite du nouveau monde de Dvorak, La fantastique de Berlioz, la Pathétique de Tchaïkovski, la 3ème symphonie pour orgue de Saint-Saëns, la 41ème de Mozart, dite Jupiter, la 8ème de Schubert, dite inachevée; des poèmes symphoniques; Bartt n’avait jamais su faire la différence entre les deux formes, mais depuis que Psyché et le Chasseur Maudit de César Frank étaient sortis vivants des gros yeux à facettes du ghetto blaster, Bartt s'était vu littéralement transporté, comme il le fut, quelque jours après, à l’écoute d’une œuvre bizarre, beaucoup plus mystérieuse encore, parce que chantée, et qui lui avait laissé un souvenir fugace, indéfinissable. La musique provoquait chez lui des odeurs. Celles des Nuits d'été, d’Hector Berlioz, à propos, recélait l’odeur du petrichor, qu'on nomme aussi : le sang des pierres, à cause de cette fragrance ferreuse, musquée, qui s’élève du sol, un peu après la pluie ; son odeur favorite parmi toutes celles qu’il avait découverte, enfant.



 Bartt avait fait ce rêve, provoqué par ses longues visites chez Ernst, au cours desquelles, la succession effrénée des écoutes se faisaient de plus en plus silencieuses parce que Nesterenko avait compris que Bartt se concentrait davantage, se ramassant sur la chaise cannée, les yeux fixés sur la reproduction d’une photo ou sur une tache d’humidité au mur, et qu'il ne pouvait plus le distraire de cette attention soutenue. Bartt rêva de la débâcle. Les glaces amoncelées sur le fleuve se dissolurent dans un chaos sonore inouïle faisant grossir et grossir encore, le soulevant de son lit devenu trop petit. Et dans le rêve, les eaux du fleuve Loire déborderent, se répandant sur et au-delà des rives, défonçant les parapets, les structures du quai, ainsi que tous les ouvrages qui avait été maçonnés pour les contenir. Elles ne trouvèrent de satiété qu'en s'engouffrant dans les trous, les garages, les sous-sols, les caves et les souterrains. Elle les engloutit, eux aussi, non dans leur sommeil, comme elles les avaient surpris tous, mais dans leur éveil, à la portée vierge et suspendue du silence et de l'abandon.

                                                                       Paul Rebeyrolle        Le sac de Mme Tellikdjian              série - 1984 1985 




Jouez-moi !




Crédits:  Hector Berlioz, Wladimir Maïakovski, Camille Saint Saëns




   



                                   




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