samedi 4 décembre 2021

Mon beau Zodiac ( & la mer ) : Début


        Mon     Beau      Zodiac         (& la mer)



Il faisait encore nuit. Les nuits d’été, c’est toujours obligé de partager les draps avec un soleil beaucoup trop pressé d’arriver au plumard, de prendre toute la place. Mais je me souviens qu’il faisait encore nuit ce matin-là, quand on nous avait levés très tôt, Ritchie, le Boub et moi, pour prendre place dans cet autocar, illuminé comme la baleine de Gepetto et qui nous emporterait jusqu’à la mer. Et pas n’importe laquelle, Papa avait tenu à apporter cette précision qui n’était pas mince pour lui : « l’Océan, mes petits gars, pas la mer, l’O-CE-AN, putain ! » Cap sur une terre mystérieuse, le Finistère. Dans les têtes fêlées des enfants qui attendaient dans le froid, agglutinés devant le fromage de tête de la mairie de Saint-Cyr sur Loire, ça devait se mélanger les impressions, les fantasmes - notre géographie mentale avait  franchi deux fois le mur du sens ! Mais où c’était le Finistère ? Papa avait répondu : « C’est à l'Ouest de la France,  donc tout au bout de l’Europe aussi. La fin de l’Occident. C’est, tenez-vous bien, la fin de la terre. Maman n’avait rien dit. Comme nous, elle savait pas où, non plus. On comprenait pas plus, on n’était pas plus avancés, mais on allait y monter quand même dans la baleine, flans grands ouverts, pour accueillir les valises, et ça sentait pas l’étoile de mer, oh ! non, ça empestait le gasoil de partout. "Les voyages Joubert garantissent le transfert ! " On allait leur lâcher la grappe à nos vieux, qui ne demandaient qu’à souffler, loin de nous, le plus loin possible, à cinq cents bornes de la place de Rocroi, où on logeait. On nous envoyait pour la première fois en colonie.
   
Caspar David Friedrich, Le moine au bord de la mer (1808-1810)
                                                                  

Depuis que je tiens la main de Robert, je sais qu’il va bientôt arriver quelque chose. Dès l'instant que nous avons commencé à grimper sur cette dune, qui n’en finit plus, qui forme comme un mur géant entre Elle et nous, je sens bien, rien qu’à sa main qui a des mâchoires, que Robert a la trouille. Il est petit Robert, bien plus petit que moi. Et parce qu’il m’avait dit, « tu l’as déjà vue la mer, toi Jean ? », j’avais repensé aux paroles de Man, la nuit d’avant partir,  « tu verras, de loin, tu crois que c’est bleu, mais quand tu t’approches, c’est vert. Et si jamais il fait pas beau bah, c’est noir. » Je m’enfonce salement, j’en ai déjà plein mes sandalettes neuves du sable. Je ne sais pas marcher là-dedans. On s'enlise, le bras chargé du sac de plage. C'est le bac à sable le plus grand que j'ai jamais vu. A peine arrivé sur le dos de la dune que j’entends ce bruit nouveau, étrange et je lâche la pince de Robert, et je cours vers le bruit de fête foraine. Je suis pas arrivé en haut que ça se précise, mais ça se mélange avec le bruit sauvage. Y a des cris, tellement de cris que le grand bruit vient éteindre, puis rallumer. C’est comme un bruit de bête, un serpent qui tousserait. Puis enfin la voilà, mais du coup, fini le bruit, on ne peut plus rien entendre. C'est tout le bleu qui parle et qui parle, qui bavarde. Tout est bleu, avec le ciel  au-dessus, et la couleur déborde de mes yeux comme sur les dessins de Bouboule quand y veut pas s'appliquer. Et tout scintille autour de toi, dans un miroir qui n’a plus le temps de réfléchir ta propre image, qui apporte déjà une nouvelle image de toi, puis une autre encore, des images de toi plus tard et tu assistes alors au déroulement de ta vie heureuse. Tu es maintenant entré dans le miroir, dans le miroir impitoyable de la mer.

Robert Wyatt : See song extrait de l'album "Rock Bottom" 1974


"You look different every time
You come from the foam-crested brine
It's your skin, shining softly in the moonlight..."



Roger dit Teckel, le meilleur copain de Papa, recrue de l’association des anciens combattants d'Algérie. Célibataire. Dit Teckel, parce qu’il avait une chienne, Josse, un teckel à poil ras, robe feu, autant dire une belle saucisse. Papa et Man, avant Teckel, n’étaient jamais partis en vacances avec leurs petits chéris, ils n’avaient jamais réussi à mettre assez de côté pour partir en famille. On préférait nous expédier dans « des centres aérés », ou bien dans des colos, mais pas trop loin. Ca rassurait Man. Un coup de bagnole et on allait nous rendre visite les week-end. Mais quand Teckel s’était vanté auprès de Papa d'avoir acheté un terrain en Charente Maritime, avec l’espoir, qu’un jour, il y construirait une maison pour sa retraite, alors c’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd, notre paternel avait tout de suite sauté sur l’occasion pour mettre le grappin, et sur le projet de vacances au bord de la mer, et sur la retraite de Teckel. Il savait que son pote ne lui demanderait rien ou presque rien pour utiliser le terrain, les tentes Marshall, et tout le toutim. Et puis, il y avait cette chose fabuleuse, qui dormait dans un hangar et dont nous ignorions encore l'existence, un accessoire que son copain d’Algérie nous destinait en guise de "bienvenue": un bateau ! En fait de bateau c’était un canot, une espèce d’annexe pour se rendre à la rame sur un vrai bateau plus grand, plus loin au mouillage dans le port. Seulement, Roger n’avait pas de bateau amarré au port, il n’avait rien que ce Zodiac. Une aubaine pour les mômes, tu parles ! pourquoi les encourager à lire Stevenson, Loti, Melville, Konrad, Monfreid etc. Un canot pneumatique, flottant dans le port artificiel de La Palmyre, et le grand Barnum pouvait commencer, sans débourser un rond, sinon payer, de loin en loin, un plein de course, - mais avant toutes choses, mon Teckel, Perroquets et Tomates à volonté. Vous en faites pas les mômes, à défaut de vous préparer à devenir de futurs pirates sociétaux, on tâchera de faire de vous de vrais marins. C’est Papa qui l'a dit !

On fonçait sur la départementale qui longeait la corniche, sur le bas-côté sablonneux pour doubler la longue file des vacanciers. Roger utilisait son klaxon rétro qui faisait « reuyreuy » (le bruit des teufs-teufs d’autrefois), pour prévenir les autres qu’on arrivait, qu’on allait passer. Et ça nous faisait rigoler à l’arrière, on s’accrochait aux sangles du plafonnier, le best off d’Hervé Vilard sortait des grosses enceintes de la Ford Taunus coloriée par le sel. Au-dessus de nous, le zodiac, solidement amarré au capot de la voiture avec des cordages fixés aux deux parechocs. On préférait monter avec Teckel plutôt qu’avec Papa, parce qu’on était plus vite à l’eau, à la manœuvre. Le temps qu’il rapplique avec Man et Tonton et on avait déjà quitté la terre. Désolé, mais les bateliers, ça n’attend pas !

 




Dick Anegarnn, La mer, extrait de l'album "Bruxelles" 1973



"La mer m'emmène loin derrière les côtières,
Elle m'emmènera au-delà de l'horizon,
On s'apprête pour la tempête, 
mon bateau et moi et la mer"



 Il ne ressemblait pas à grand-chose comme ça, une fois sorti de la remorque et débarrassé de sa vieille housse, gisant sur le terrain en herbe, avec ses grosses joues et ses poignées d’amour. Il était même assez laid, trop boudiné, mais une fois que Ritchie et Tonton l’eurent mis à l’eau, alors on réalisa combien cette graine de cétacé, ce fuselage caréné de thon rouge, l'avait préservé des bègues déferlantes. Sa couleur grise qui était passée avec les expositions répétés au soleil et ses balafres causées par les frottements contre des écueils, ça nous promettait une odyssée marine sans précédent. La mer, toute bonasse, accueillerait le zodiac comme son propre enfant. Richie, notre frère ainé, et commandant incontestable, supervisait la manœuvre ; il nous laissait ramer, souquer avec ces longues rames en bois qui pesaient plus que dix avirons. Le bateau avait cette particularité d’avoir un plancher qui servait à briser l’ardeur des vagues. Comme il n’y avait aucune assise, on s’asseyait sur les bourrelets de caoutchouc qui nous brûlaient les cuisses par grand soleil. L’autre particularité, c’était la présence à l’étrave d’un bout qui était passé dans un anneau. Comme le nez du zodiac était légèrement retroussé, distinguant la proue de la poupe, nous aimions affronter, debout, les vagues qui éperonnaient la côte sauvage, en tirant sur le bout, afin de lui relever le nez davantage pour un rodéo titanesque ! Nous étions sur le dos d’un monstre complaisant qui défiait la houle. Mais Ritchie se fatigua très vite de nos petits jeux. Ayant compris que le bateau tenait trop bien le tangage, grâce au plancher, il s’empara des rames et entreprit d’engager le bateau sur le travers. Au début de la manœuvre, un peu surpris par le mouvement soudain, nous accueillîmes les vagues avec des cris d’excitation de joie animale, mais quand les dernières vagues se formèrent avec une pleine résolution, Ritchie abandonna le zodiac, lui et son corps gras et son âme vile, en sautant par-dessus bord, nous laissant chavirer lamentablement, et recevoir au passage quelques bons coups de rames sur la gueule et l’assurance de boire en prime un plein quart d’eau salée. 


The Velvet Underground, The océan,  extrait de l'album "Loaded" 1970

  
"But here come the waves
Down by the see
Washing the eyes of the men
Who have dead
Down by the see"



On naviguait tous les jours, même quand il faisait pas beau. On était devenus des champions pour foutre le bateau cul par-dessus tête. Nous approchions, hélas, de la fin des vacances . La côte sauvage était devenu un vrai paradis pour nous trois. Mais notre manière de naviguer n’avait convaincu personne pour embarquer avec nous, même pas Roger. Il avait pas le pied marin, c’est tout. Papa avait cinq années de marine derrière lui, mais depuis un tragique accident de solex, il clopinait avec une béquille. Le docteur Carves, notre toubib, l'avait encouragé, à défaut de bains de mer, à immerger ses jambes malades dans l'eau froide et salée pendant un bon quart d'heure. On le voyait, régulièrement, la gauloise au bec, longeant la grève avec ses pantalons en tire bouchon et sa béquille qui sondait le fond de l'eau. Il portait bien son nom notre père : Claude (du latin claudus) celui qui claudique, ou le boîteux. Oh ! Comme la vie sait vous humilier. On aurait pu, à la rigueur, le hisser sur le Zodiac, sachant que notre bon père pesait  9O kgs, au bas mot. On n’aurait pas été trop de nous cinq pour y arriver, mais pour le faire descendre, ça aurait été une toute autre paire de manches. Comment le sortir du gros boudiné avec les vagues qui venaient râler tour à tour. Faut voir faire la mer à la Pointe de l’Espagnole quand ça bartasse, même l'été ! Non, il aurait fallu l’abandonner, là, à jamais sur le zodiac, qui aurait été son cénotaphe. Tonton ? Il n’aimait pas l’eau, sous aucune de ses formes. Man le menaçait toujours pour prendre un bain. Elle le poursuivait dans la maison, le rabattant vers Papa, qui le coinçait contre la machine à laver. Il arrivait  fréquemment que Man lui donne elle-même le bain mensuel, pour s’assurer qu’il se frottât bien là où il fallait. 
Ça n’avait pas échappé à Papa, la manière qu’avait Man de nous manger des yeux quand on se mutinait sur le bateau. Il avait compris que son âme enfantine remontait à la surface. Et comme elle nous regardait avec envie, avec admiration. C’était beau ! Ma mère n’avait jamais pris ni train, ni bateau de sa vie. Elle avait toujours rêvé des voyages que lui évoquait Papa, à l’époque où il croisait dans les eaux territoriales du Bengale sur son rafiot rouillé. L’appel du grand large, le vent dans les voiles et ça lui redonnait des couleurs.
- Dis-donc Colette, pourquoi t’irais pas faire un tour avec les mômes ? T’attends que ça de faire du bateau. T’as pas envie d’une croisière ?
- Mais non Claude, t’es pas fou ? Laisse les jouer ensemble, c’est bientôt la fin des vacances. 
- Vas-y j’te dis ! J’vais appeler Bouboule pour qu'il t’emmène. Depuis que je les observe, c’est le meilleur marin des trois. T’as rien à craindre, il sera à la hauteur.
- T’es mignon, mais j’ose pas Claude, pis j’suis pas habillée pour.

Le pater avait gueulé, la main en porte voie, pour ramener l’équipage du « Teckel » à bon port. Il avait dit : Mission spéciale, les gars ! Le Boub n’avait jamais été aussi fier de sa vie : désigné par Papa, pour être le seul maître à bord et offrir à Man son baptême de mer. Emotions garanties ! Nous l’adorions, un peu plus que papa, c’est vrai. Elle n’était pas instruite mais elle avait quelque chose de bestiale, d’incertain, de magique, que les habitants de dessous les mers devaient sûrement avoir eux-aussi. Elle aurait pu figurer à la proue de tous les vieux gréements du globe. A celles-là, on ne demandait pas de savoir faire un nœud de vache. On était tous contents pour elle, surtout Tonton, qui avait échappé au bain. 

                                                           

A suivre













Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire