jeudi 16 décembre 2021

BAXTER vs BAXTER "Mon beau zodiac (& la mer) " : Fin



                                                                                Art Mengo, " La mer n'existe pas" extrait de l'album éponyme 1995


"La mer n'exista pas
Elle va sur nos croyances
de l'aube jusqu'à l'errence
Comme un vaisseau sans nom"


On est venu la chercher pour la faire embarquer sur le bateau. On a vu tout de suite qu’elle n’en menait pas large. Elle voulait déjà plus. Bouboule était resté à bord et jouait des rames pour empêcher les mouvements imprévisibles des vagues, pour garder le zodiac en ligne. Ritchie encourageait Man en maintenant la bête tout contre lui, avec le bout car elle avait tendance à ruer, à donner des coups de boutoir. Moi j’avais pris la main de Man pour l’aider à enjamber les joues du monstre qui rongeait son frein et n’avait qu’une seule envie, celle de rejoindre son monde remuant, très loin, là-bas. Papa vint saluer l’équipage et lui donner l’onction du baptême. Une fois Man installée sur la bosse de l’étrave, Papa, d’une bonne poussée de sa béquille, livra le bateau aux flots, qu’on aurait dit battus par la Mère Poularde en personne. C’est ainsi que Man était partie naviguer avec son benjamin, le Boub qui avait donné quelques mesure d’aviron. A peine eut-il glissé sur le dos d’un beau rouleau formé avec la lumière crue du soleil, que le zodiac était entré en mer. Papa avait porté sa main à ses yeux, il mâchouillait son mégot, tout à sa joie. Il ne manquait plus que le navire à l’ancre au large soit prêt à mettre toute la voilure pour compléter le tableau. Papa avait dit au Boub : « tu mettras le cap sur la bouée jaune, là-bas, tu la contournes et tu reviens. Et surtout pas d’entourloupe ou de connerie comme ça, hein ! » Le Boub avait à peine répondu, « t’inquiète Papa », qu’ils étaient déjà en route. On avait applaudi comme il se doit. Roger était un peu gêné. On faisait beaucoup plus de bruit que tous les autres plagistes réunis.
Je lui avais toujours connu ce vieux maillot de bain qu’elle n’enfilait qu’à de très rares occasions, ce maillot de bain noir, beaucoup trop lâche pour elle, ça se voyait aux bretelles qui manquaient d’élasticité et qui retombaient le long de l’épaule au moindre mouvement. Elle avait gardé sa jupe parce qu’elle était avec d’autres gens sur la plage et que ça la gênait de montrer ses fesses, ses cuisses, ses jambes. Pourtant, tout autour de nous, y avait pas mal de baleines, d’éléphants de mer, presque à poil, que Tonton aimait bien reluquer. Papa lui aussi aimait bien ça, regarder des femmes, autres que Man, même si elles étaient bien plus grosses et largement moins belles que Man, pour la plupart. Ils prenaient ce qui y avait, c’était suivant la pêche du jour, on mange le poisson que d’autres ont péché pour vous. Faut aimer se mettre à table. Ritchie, pour tuer l’ennui : son frère jumeau, m’avait proposé une partie de boing, un jeu, qui je l’espère, n’existe plus, un jeu de force, un jeu de bourrin, comme les appréciait Richard. Ca consistait à s’envoyer un ballon ovale en plastique à l’aide de deux poignées. Il suffisait d’ouvrir les bras pour propulser avec toute sa force l’ogive, grâce à une corde double, un rail qui renvoyait le boing dans un va et vient incessant, jusqu’à épuisement de l’adversaire. J’avais les yeux rivés sur le zodiac quand le boing était venu me percuter avec une telle force que j’en lâchais les poignées. Ritchie venait de m’administrer avec un ricanement chtonien, un de ces électrochocs qui fit que ce jour-là, il ne trouva plus qu'oncle Michel comme seul adversaire, contribuant ainsi à distraire la libido du tonton. Je regardais attentivement le zodiac aborder la bouée qui signalait la fin du périmètre de surveillance. Je voyais très clairement Man plonger sa main et la laisser aller au fil de l’eau. C'était bon signe, ça voulait  dire qu'elle était calme, sereine. La mer renvoyait un scintillement irréel - elle semblait parler, s’adresser à Man et à Bouboule dans une espèce de langage secret, là-bas, près du périmètre de baignade.



Nunki Bartt "Le bateau" 2017 détail


- Ça va Man, t’as pas trop froid ? Si j’ rame trop vite, tu le dis
- T’es un vrai marin, toi mon chéri, comme ton père. J’suis bien, c’est beau la mer, ça sent bon, le vent, le soleil et tout. Je suis contente ! J’aurais voulu que mon Nono et mon Ritchie soient là, sur le bateau, avec nous
- Mais c’est moi le meilleur marin Man, c’est Papa qui l’a dit, que j’étais le meilleur marin pour t’emmener. Ecoute, je fais le tour de la bouée, comme me l’a dit Papa et on va revenir sur la plage ma p’tite maman. Comme sur des roulettes, comme dit Tonton… 
- Oui, oui, c’est ça mon fils, retourne sur la plage. Maman a un peu peur quand même, avec toutes ses vagues
- On y va Man, je rame, regarde, je rame
- Oui, vas-y, rame mon garçon, t’es brave, toi.
Le Boub se débrouillait comme un chef. Il maintenait ferme le bateau, avant d’aborder les premières mourantes, qui devaient bientôt renaître avec le ressac. Nous les gars, on s’était relevés pour accueillir des yeux le zodiac qui rentrait, qui absorbait les crêtes et les creux comme l'espadon au bout du rouleau. On apercevait enfin leurs silhouettes mais nous étions en droit de nous demander si c’était bien eux. Man s’était retournée, nous offrant son regard mêlé de lassitude et d'agitation. Les rouleaux se faisaient plus mordants sur la plage. Il n’y avait presque plus de baigneurs. Le zodiac du Boub avait été un peu déporté avec la virulence du traineau d'écume. Ils accostèrent un peu plus loin que l’endroit que nous avions choisi pour étendre nos serviettes. Man se montra très nerveuse quand Pierrick, dit le Boub, accosta au rivage. La mer poussait, poussait encore. Et Man, affolée par la virulence de cette bile, voulu descendre en marche. On a entendu Pierrick crier, « attends Man ! Je rapproche le bateau, y a encore trop de fond ! »  


Elle avait déjà sorti une jambe du zodiac qui s'écartait, malgré la persévérance du Boub. C’est vrai que ça faisait encore un peu loin du terminus. Man faisait déjà le grand écart. Le zodiac, prit dans la lessiveuse, échappait au contrôle de Pierrick. Nous avons vu, de nos yeux vu, Man se partager entre le bateau et la mer. Quand le Boub, après une dernière manœuvre désespérée, voulu la retenir, nous la vîmes s’abîmer dans la flotte, non sans opposer au bouillon une belle résistance, qui se résuma à faire de grands moulinets avec les bras et les jambes.
- Oh ! Les pourris, oh ! les salauds ! Ah ! Ah !
On ne savait pas qu'elle ne savait pas nager. Elle se débattait, les seins à l'air, dans un mètre d’eau. Personne n’avait bougé au camp, ni Papa, ni Teckel et encore moins Tonton. Je crois  même les avoir vu rigoler, sauf teckel, qui ne savait plus où se mettre. Beaucoup de gens s’étaient attroupés autour du zodiac. Certains s’affligeaient, d’autres se marraient. « La pauvre femme, tout de même ! » On l’avait repêchée avec beaucoup de mal, car elle était devenue complètement folle. Le Boub était désolé. Man avait dû, selon lui, céder au chantage de la mer. Je me demande encore ce que l’océan avait bien pu leur raconter, cet après-midi-là, sur la côte sauvage, à la pointe de l’Espagnole, près de la bouée qui signalait la fin du périmètre de baignade. 

Nunki Bartt, "Léviathan" 2015

Roger n'avait pas une seule fois rigolé dans la Taunus, lors du voyage de retour qui nous ramenait au Grallet, notre terrain de camping à la ferme. Hervé Vilard n'avait pas chanté non plus. Il avait décidé de ne plus mettre le bateau à la côte sauvage, « c’était trop dangereux ! et puis Colette avait failli y rester ».  Son zodiac n’était pas un manège de foire. « - Un bateau ça se respecte ! qu'on se le dise.» Il avait changé de ton aussi. A présent, il disait, « mon bateau, mes tentes, mon terrain, mon beurre, mes amis (d'autres amis), etc... ». Papa avait demandé à Teckel si on pouvait aller au moins faire un peu de bateau, pas loin d’ici, même sur la Seudre, si ça ne le dérangeait pas, juste pour faire plaisir aux gosses. « – Le port de La Palmyre ou rien du tout, avait grogné Teckel, là au moins, y avait pas de danger ! ». Mais, il n’y avait pas de mouvements dans ce foutu port, ce qui excluait toute tentative de rodéos maritimes. Il manquait surtout ce surcroît de sel qu’exigeait une telle vie, celle des marins fiévreux. On s’ennuyait ferme à louvoyer autour des bateaux au mouillage dans le port artificiel de La Palmyre, sous le soleil cuisant. Et puis l'eau était souillée par des nappes de carburant - ça puait en permanence. Une seule fois, il nous arriva de nous aventurer près de la grande digue de blocs de pierres blanches, qui ouvrait sur la mer et au-delà ; il y avait encore, tout là-bas, presque infime, cette promesse de l’océan, qui nous faisait de l’œil. Bientôt elle se montrerait invisible et serait plus longue à se reproduire que le rayon vert. Le grand navire qui attendait au large avec ses voiles carguées, prêtes à être amenées pour nous, attendait-il que nous souquions jusqu’à lui ? Existait-il seulement ?

 Nous sommes repartis trois jours après le baptême de mer de Man. Et pendant tout ce temps, entièrement désœuvrés, nous avons vu notre beau zodiac, tellement vaillant, tellement brave, agonir sur le terrain de Teckel. Nous n’avons jamais embarqué sur le grand trois-mâts barque haubané de mystères. Est-ce que d'autres que nous ont pu jamais le prendre ? Que ceux-là nous le fasse savoir. Nous n’avons jamais éprouvé ce frisson du danger, de la mer tabassée, de l’horizon arcbouté et du bon vieux chapeau qu’un coup de vent va souffler pour l'offrir à la mer.

       Christophe Miossec, "La mer, quand elle mord, c'est méchant " extrait de l'album " Les rescapés" 2018


"La mer, elle est incertaine
quand on l'a déjà vu sortir les dents 
Et causer tellement de peine
Elle n'a jamais fait, Elle, dans les grands sentiments"








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