Chaque vivant n’a aucune chance de s’en sortir. Ainsi va la malchance des autres vivants, celle d’assister soit à la déchéance soit à la disparition de ce vivant appelé à sa fin de l’expérience. Ainsi le sort de Moon Walker serait-il maintenant de simplement entrer dans la mémoire d’autres vivants ? Personne ne pourra juger du bien fondé de la qualité du souvenir, Moon Walker en étant la victime ou le héros. En réalité le mirage du passé est toujours tremblant. Dans ces tremblements on reconnait les silhouettes d’une maison, d’une ville, d’un paysage, d’un lac où l’on recherchera toujours la fraicheur de la vie, de l’amitié d’un expérimentateur, de tout potentiel d’amour de la vie. Mais, à la différence de ses usagers, la vie n’a pas besoin d’être aimée. Que ce soit à propos de Moon Walker ou de tout autre témoin, c’est bien le diable si un sort se trouvait bon. Le but de l’existence n’est pas. Point. Le diable ne s’en mêle même pas. Le sort n’en est pas un. Seul l’un est. Et c’est déjà « était ».
Comment le phénomène du chagrin et de la peine serait-il à confondre avec une consolation, voilà qui est intenable. On va plus ou moins bravement vers une possibilité de terreur, on ne peut que fuir les consolateurs.
Donc revenir à l’existence même. Quelle est cette manière d’être de Moon Walker ? Un marcheur de la lune ? On se rappellera ici la manière d'Arno Schmidt pour cadencer ses chapitres dans certains de ses livres. Alors que le monde continue d’être monde, que les humains s’encouragent de stupidités plus hénaurmes que celles de la veille, que les pas sont lourds, le regard d’apaisement se porte vers l’immobile mobile, le passage à une vacance du pouvoir, au simple jeu des forces qui déplacent les matières « monde » :
La lune. Moi. Nous nous dévisageons un bon moment, jusqu’à ce que la Belle Pétrifiée, là-haut, s’en offusque. Elle s’escamote alors dans les vapeurs bleuâtres, avec la complicité du vent (à deux contre un, c’est malin !) et barbouille la chaussée d’une pâte de lumière blanche (tout en continuant à me jeter de longs regards indiscrets à travers une succession de longs regards indiscrets à travers une succession de voiles de crêpe, de gaze, de tulle, puis d’écrans et de paravents translucides)./ …
La lune, nouvel Achille, trainait le cadavre raidi d’un nuage autour de la terre, notre Troie (battue par le vent) /…
La lune étique, posée sur l’arête du clocher. L’une des cloches bourdonnait sourdement dans sa niche. /…
Une corneille décrit un long arc de cercle noir et bruissant dans le ciel sans écho. La lune apparait et me considère, glaciale, par la fente de ses paupières argentées de nuages. Les buissons décharnés se serrent plus étroitement dans la terrifiante lueur blafarde. Je suis resté longtemps prisonnier des lacs ténus qui qui tendaient le jardin. L’éclat de la lune se fit plus incisif et plus emphatique : comme un prophète annonçant le prochain anéantissement des astres. /…
L’alezan de la nuit : avec son large chanfrein d’argent, larmes, rires et épouvantes, continuait à piaffer sous ma fenêtre. /…
Jusqu’à la faucille de la lune qui déjà venait se ficher dans une branche / …
Devant la mince parenthèse de la lune /…
Une étoile apparut : elle semblait traquée/…
Le soc brillant et courbe de la lune labourait le gazon livide et ruisselant des nuages /…
"Moon Walker et son maître-Détournement métaphorique d'un tableau de Lionel Tremblay"
« Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions », titre d’un livre de la philosophe Vinciane Despret, donne légitimité à la problématique. Mais c’est la réponse qui est idéalement en attente. Et la réponse que j’entends, toute attendue qu’elle soit, balance des éclairs de conscience, par exemple, grâce à Arno Schmidt : ce cadavre raidi que je traine ne se veut d’aucune forme, même si ce nuage en est une image. Ou encore, je veux me laisser entrainer par ce piaffement entendu sous ma fenêtre. Il est curieux, mais finalement logique, que Vinciane Despret ait aussi écrit un livre « Au bonheur des morts ». Leur bonheur, aux morts, c’est de proposer. C’est autre chose que du souvenir, c’est plutôt « rêve » dans ses différentes traditions, par exemple psychanalytique mais pas uniquement, message pour faire prosaïque. On peut donc estimer qu’il y a « matériaux à fabriquer des énigmes ». Du rêve à son interprétation, la proposition est de reconnaître une marque de générosité. Oui, marque de générosité, « pleine de grâces », même.
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"Image d'un usage du monde" |
On connait « L’usage du monde » de Nicolas Bouvier. Toute vie est à sa manière un usage de monde. Comme le dit dans « Extérieur monde » Olivier Rolin, on pourrait penser que la vie n’est pas une ligne, une trajectoire mais « un arbre infiniment ramifié, une chevelure immense » ; et alors « d’autres vies ont à petits coups forgé la tienne ». En réalité il n’y a pas de raison à admettre une suprématiste catégorie humano-centrée de ces vies. Cela donne une extension vivante à l’usage du monde car pour quelques temps et en dépit des malversations de certains modes humains d’existence, l’usage du monde, Gaïa, a été prêté à Moon Walker.
JC-Doc
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Nunki Bartt, « L’inondation », Poscas et papier peint sur toile 45 x 55 cm |
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