L'Eclair
ou
Abdu Slimane : le retour
2
Une partie de manivelles comme on en avait jamais vu dans ce pays. Abdu Slimane était fait pour le vélo. il tournait les jambes, propulsé par la force motrice de la batterie au lithium bricolée par Johnny Youcef – le sac à dos floqué du logo Uber Dick©, sur le guidon, fixé à la scotcheuse, son smartphone Wiko recyclé, revendu 24,99 € seulement, pour suivre son itinéraire avec Waze. Il partait à l’assaut des mangroves suburbaines, quand est survenu ce phénomène atmosphérique spectaculaire et sans précédent. Un éclair de chaleur qui avait électrisé le ciel gris d’octobre, comme si la Maison Ruggieri avait lancé toutes ses fusées simultanément pour le bouquet final. C’était un 29 octobre et Abdu Slimane Gosling s’était retrouvé illuminé comme un arbre de Noël, avant la date.
Ryan (Abdu Slimane) Photo non contractuelle Uber Dick© |
*
Johnny Youcef témoigne
Quand j’ai examiné, après coup, le smartphone d’Abdu Slimane, j’ai compris qu’il ne s’était pas rendu compte que l’Eclair avait provoqué un bug du logiciel de navigation. L’adresse de destination avait radicalement changé. "- Moi je dis que c’est ça qui t'a niqué, Abdu Slimane, mon frère : L’éclair de chaleur ". Son smartphone affichait une vieille appli, celle de son ancien taf, chez Uber Eat. Il n’a même pas vu, pendant qu’il pédalait, qu’il partait dans la direction opposée à l’îlot Jack Lang, là où la vieille peau l’attendait pour se faire farcir, à 17h00 tapantes ; les vieux sont très à cheval sur les horaires, vous savez ? Ils n’aiment pas rater l’heure de la soupe à l’EHPAD. Il a fait trois fois le tour du rond-point Cacahuète, et il est parti vers le nord, vers les beaux quartiers, vers Monte Geraldo. Ça, c’est la version officielle. Mais moi, j’ai ma propre version. En vérité, Abdu Slimane, mon frère, il a offensé Dieu. Depuis qu’il a rencontré Lagrange, cet infidèle, il a offensé Dieu et le Prophète. L’Eclair, c’est Dieu qui l’a voulu, parce qu’Abdu Slimane, mon frère, s’était lancé dans une mauvaise vie. Et que le prophète n’était pas content qu’Abdu déshonore le nom de son père, de sa mère et de sa sœur, Fouzia, tellement bonne. C’est pour ça que Dieu a voulu le remettre dans le droit chemin ! C’est pour ça qu’il l’a envoyé dans la gueule du loup.
INTERLUDE
Pierrick et Jean-Loup Font du foot Pierrick Sorin 1993
Abdu m’a dit qu’à partir de maintenant, il était un NHC. Je l’avais souvent traité de Nac (de nul à chier, lors de nos prises de choux quotidiennes, à la maison) mais là, c’était bien la première fois que j’entendais cet acronyme. Il était, selon lui, un nouvel homme de compagnie. Je n’ai pas bien compris, j’avais entendu parler des nouveaux animaux de compagnie, mais des NHC, jamais. Je lui ai alors demandé en quoi consistait ce travail, au juste ; il m’a répondu que c’était un service rendu aux personnes âgées, un peu comme à La Poste, mais avec encore plus de proximité, plus de chaleur humaine. J’ai demandé à Abdu : - Mais depuis quand toi, Abdu Karim, tu aimes à ce point les vieux ? Il m’a répondu : - t’inquiète sœurette, à partir de maintenant, depuis toujours.
Kid Sal’ témoigne
Je marchais dans la rue – j’avais acheté des beignets de crevettes chez N’Guyen. A mon avis, les meilleurs beignets de crevettes de toute la ville ! Je marchais vers le rond-point Cacahuète, quand je l’ai vu, lui, Abdu Slimane, sur un vélo tout pourri des années 90 avec ses garde- boue rouillés d’origine et une drôle de batterie bricolée à l’arrache, montée à l’arrière. C’était de la mécanique brute. Je n’ai pas fait attention à son sac de livraison ; j’ai l’habitude d’en voir passer des livreurs sur cette avenue, des centaines. J’ai dû lire, comme d’habitude : Uber Eat. Ça m’a échappé, c’est tout ! Comment voulez-vous imaginer que des mecs se trimbalent dans la nature avec des sacs floqués Uber Dick© ? C'est insensé ! En tout cas, ça devait faire une paye qu’il faisait des tours du rond-point : un tour, deux tours, trois tours, toujours à fond ! C’était juste quelques minutes après l’Eclair. Ce truc nous avait tous chamboulé. Je me suis dit que peut-être, l’Eclair avait pu l’atteindre, vu qu’il était en route, puis, j’ai réfléchi. Abdu Slimane, ce connard, ne risquait absolument rien, vu que les pneus du vélo l’isolaient de la foudre. Du coup, à le regarder comme ça, faire des tours du rond-point, je me suis pas rendu compte que j'avais bouffé tout mes beignets ! Fallait quand même qu’il soit sacrément secoué, non ?
*
Une fois que Ryan Slimane Gosling eut fait une dizaine de tours, il a subitement pris la quatrième sortie en direction de Monte Geraldo. Il scrutait son GPS, vautré sur le cadre comme un coureur en chasse -patate. Son navigateur lui indiquait le 31, rue des Juifs, comme lieu de destination. Il faisait déjà nuit et Abdu Ryan avait dû faire fonctionner la dynamo. Il eut tôt fait d’arriver dans le quartier huppé de Monte Geraldo, où s’entassaient les professions libérales les plus en vues. Il était en nage quand il arriva devant le 31, un immeuble cossu de 6 étages, bardé de faux marbre de Carrare. Une voix de femme plutôt jeune lui avait répondu à l’interphone et cette voix l’avait ragaillardi. Il était sûr d’être tombé sur ce « malentendu » dont lui avait parlé Lagrange ; la fameuse chance du débutant.
Il avait seulement dit : Ryan, d'Uber Dick ! Et la voix avait répondu : 4ème étage, appartement 8. Puis la porte s’était déverrouillée. Abdu Ryan avait choisi d’empreinter l’ascenseur pour garder ses dernières forces car, pensait-il, il en aurait besoin pour satisfaire sa cliente. Il était déjà bien entamé par sa traversée de la ville en mode turbo et il avait remercié, encore une fois, Johnny Youcef et le ciel. Son sac lui pesait et il se frotta machinalement le zob. Arrivé au troisième étage, il réussit, à force de le triturer, à bandouiller un peu. Il rejouait mentalement cette voix sensuelle qui lui avait répondu. Arrivé au quatrième, il bandait déjà fermement et bien plus que de raison. Alors qu’il sonnait au n°8, il pensa à bien fermer la bouche quand il sourirait à la cougar qui lui ouvrirait sa porte, et qui sait, peut-être son cœur. Elle serait sacrément bien foutue la garce !
- Vous êtes en retard; ça fait un quart d’heure qu’on vous attend ! Vous m’avez apporté mon risotto pour cinq personnes ?
Abdu Gosling avait débandé d’une seule traite. Non, il n’avait jamais vu un appart aussi grand. Des éclats de voix fusaient de partout, des rires de femmes tintaient depuis le salon ou les pièces avoisinantes, comme dans cette chambre à Glory Hole, qu’il avait visitée à la frontière belge, une nuit qu’il avait suivi Antoine Rougaille, l’homme qui se vantait d’avoir baisé Miss Hongrie 1972. Abdu Ryan était KO debout, et avait oublié de fermer la bouche. A présent, il livrait ces dernières dents à la postérité. Il n’avait même pas reconnu la femme qui était sur le pas de la porte.
Abdu Slimane ne savait plus où il habitait. Florence Juin fixait cette bouche digne de figurer sur les avertissements des paquets de cigarettes ; elle risqua un médium, sans prendre la précaution de mettre des gants, dans cette brèche de Roland et y attrapa une prémolaire. La gueule d’Abdu dégageait du SO4-2. Cette odeur d'oeuf pourri ne trompait pas. Elle semblait dire : on a vu souvent rejaillir le feu de l'ancien volcan qu'on croyait trop vieux.
- Ouh, mais celle-là aussi, elle est très vilaine. Faudra passer rapidement au cabinet pour que je vous la retire ; vous risquez la septicémie, mon garçon !
Il n’avait pas pu reconnaître la dentiste, Florence Juin, pour la simple raison qu’il ne se rappelait que ce petit visage, dissimulé sous le masque bleu, ce masque avec lequel, pour des mesures d’hygiène, elle opérait. Abdu Slimane souffrait tellement ce jour-là que si, à l’époque, il avait dû se livrer comme sentinelles de l’amour, il n’aurait même pas reconnu sa propre mère dans le fichier de clientèle d’Uber Dick.
C’est alors, dans la confusion la plus totale de son esprit, qu’Abdu Slimane eut cet éclair de génie ou, selon l’opinion que vous vous en ferez, cette idée stupide. Il avait retiré, de la poche intérieure de son blouson, une trousse rouge pleine de trésorerie, la pochette que Franck Lagrange confiait à chaque sentinelle, car il n’oubliait jamais que ses clientes préféraient payer avec des espèces, histoire d'effacer toutes traces de leurs petites faiblesses sur l'historique bancaire.
- J’étais justement venu pour vous rembourser, docteur, et comme je passais par là…
- Vous voulez dire que vous n’êtes pas venu m’apporter mon risotto aux asperges ? Mais alors, qu’est-ce que vous transportez dans votre sac ?
- C'est pas pour vous madame, je dois me livrer à quelqu’un d’autre. C'est dommage parce que je vous kiffais de ouf !
- Mais qu’est-ce que vous me chantez là, et comment avez-vous eu mon adresse, M. Slimane ?
Il avait sorti deux billets de vingt en lui demandant de garder la monnaie. Marchant à reculons jusqu’à l’ascenseur pour éviter que son sac floqué « Uber Dick© » soit découvert, il avait disparu à l’intérieur, après quelques minutes d’attente interminables pendant lesquelles Florence Juin le sommait de lui donner son risotto aux asperges pour cinq , acheté en ligne « chez Fabrizio » pour une valeur de 80 € .
*
Oui, c’est vrai. J’ai eu un ce coup de sang après le troisième appel de la cliente, qui se plaignait du retard considérable de Ryan. C’était son premier jour, vous comprenez ? et Marie-Louise F était une de nos plus fidèles clientes ! Alors je l’ai rappelé sur son portable, et je lui ai passé un savon : - mais où vous êtes-vous fourré, Ryan ? La cliente vous attend depuis plus d’une heure… Non, vous, écoutez-moi bien mon petit bonhomme, j'ai dit ; je ne sais pas ce que vous avez foutu, mais vous allez repartir illico dans la bonne direction, vous m’entendez ? Prenez tous les raccourcis, les annexes, les perpendiculaires. Tout est bon à prendre, Ryan. Et dès que vous arriverez chez Mme F, vous débouchez, sans salamalec, la fillette de Kritter que vous trouverez dans la poche réfrigérée sur le côté du sac et vous lui offrez une coupette, nous sommes d’accord ? Et vous trinquez avec elle. Quoi ? J'en ai rien à branler de votre religion ! Ça c’est pour le primo, pour le deuxio, vous lui faites un bon cunni pour commencer, un cunni prolongé que vous ne lui facturerez pas, vous m’entendez, Ryan ? C’est gratuit pour la vieille. Oui, Ryan, maintenant, tout est bon à prendre ! Pour la toute puissance d'Uber Diiiiick©!
Gilles Barbier La femme tatouée 2017 |
Abdu Slimane déambulait, le vélo à la main, dans le quartier Monte Geraldo. Il savait qu’il s’était mis dans de sales draps. Certes, il avait remboursé la dentiste, mais avec l’argent de la boîte. Franck Lagrange s’en apercevrait, et il serait sans pitié. A présent il roulait calmement (sans l’aide du moteur de Johnny Youcef) vers l’Îlot Jack Lang. Et à ce train-là, il n’arriverait jamais, enfin pas avant que Marie-Louise, dans son body rabbit, ait fini par piquer du nez sur la chauffeuse. Il se retrouva à nouveau lancé sur le rond-point Cacahuète, d’où il ne ressortit pas avant que l’aube ne poigne. Et peut-être y roule t-il encore.
Abdu Slimane ne gagnera pas bézef aujourd’hui, et ce n’est pas comme ça qu’il sera en mesure d’honorer ses dettes.
À mon avis.
Crédits : Laurent Cantet, Pierrick Sorin, Ron Mueck, Richard Fleisher, Gilles Barbier, Jaques Brel, Uber Dick©
Jouez-moi !
Prince
Temptation